jeudi 3 décembre 2009

Visite de l’atelier de Benoît Maire





« Seul le nez de Giacometti résiste au il y a »
Benoît Maire, Esthétique des Différends, partie IV


a- La fiction

J’ai longtemps cru que le travail de Benoît Maire s’inscrivait dans la fiction, ou pour le moins relevait en partie d’un projet fictionnel. La découverte de « A Square in the forest » puis la présentation que nous en fîmes tous les deux en 2007 confirma ma réflexion d’un jeu fictionnel avec le réel. Ce texte fut bien plus que cela puisqu’il apparaît aujourd’hui comme le point de départ d’une interrogation aigue sur le modèle de l’exposition, sur ce que pourrait être aujourd’hui une exposition. Mais c’est une question qu’il me faudra aborder dans un prochain article. En réalité, ce qui intéressait Benoît Maire était plus la fiction comme objet littéraire déplacé dans le domaine de l’art que la fiction comme projet artistique. Cette question du glissement est, je crois, une figure importante chez cet artiste. Elle répond à une autre interrogation, celle des catégories, des limites, de ce que j’ai pu appeler de manière générique dans l’exposition « On fait le mur » en 2007, une frontière. Nous ne cessons de penser avec ces frontières alors qu’elles nous handicapent ; alors que nous sommes dans ce tiraillement permanent entre une logique de catégorisation et une logique de glissement d’un territoire à l’autre.


b- The re-enacment

Parmi ses toutes premières préoccupations figuraient, si ma mémoire ne me fait pas défaut et en dépit de l’absence de note ou d’archive, des propositions de re-enactment d’expositions passées. J’emploi volontairement le mot anglais plutôt que sa version française de reconstitution qui tend soit vers la criminologie, soit une relecture en costume de l’histoire. Nous n’étions avec Benoît Maire ni dans l’un, ni dans l’autre, tant ce qui était important dans ces projets relevait de l’écart entre sa proposition et la scène initiale. Je n’entrerais pas plus avant dans ces souvenirs flous car ce qui nous intéresse ici est bien cet écart. C’est dans cet écart que le langage prend ou reprend une place dans ses dispositifs pour le combler au point, parfois de ne pas saisir sur ses intentions.


c- La part du langage

La première œuvre de Benoît Maire que je vis était un texte inachevé décrivant une rencontre d’artistes dans un château, en lieu et place d’une exposition. Il y eu ensuite « Le Jeu de Château ou la Décision », jeu de hasard où sur un coup de dé et quelques morceaux de doigts de l’artiste, il m’annoncerait oralement quelle direction prendre pour la décision mise en jeu. Le langage oral ou écrit tient une place centrale chez Benoît Maire. Il n’est pas le matériau de son travail par excellence, mais son articulation. Il est ce qui articule les objets et la matière. Mais chez cet artiste, le miroir à double face est aussi une pièce récurrente et de ce fait, on pourrait aussi dire que les objets et la matière articulent le langage. Il en ressort une difficulté face à laquelle est confronté chaque regardeur, l’incompréhension. Non qu’il cultive cette incompréhension mais il désigne celle-ci comme fondamentalement liée à l’expression par le langage comme par l’œuvre d’art. C’est une approche linguistique, voire infiniment analytique de l’art, s’inscrivant en cela, sans doute, dans une tradition conceptuelle, mais avec la volonté de jouer sur cet affect. Il s’agit de montrer la part irréductible du langage et de l’objet ; jouer sur ce trouble, ces sentiments au péril de la perte du travail pour le visiteur.


d- Le miroir

Il est une récurrence de son travail, un objet du trouble, le miroir. Devrais-je dire il y a dans son travail un objet trouble. Il m’est apparu dans « L’Histoire de la Géométrie n°1 », dont l’image principale du collage est une photographie noir et blanc d’une œuvre de Robert Morris, « Untitled (Mirror Cubes), dépliant l’espace par quatre cubes de miroirs. Son effet dédoublant dans « L’Histoire de la Géométrie n°2 » n’est rien à côté de « Coin sans Objet – Pour Anatole Atlas ». Si, face à cette œuvre, on ne peut que penser à Robert Smithson, l’absence de tout autre matériau que l’espace, ce que l’on nomme le vide en langage commun, nous interroge sur le titre. L’hommage à l’homme qui interrompit Lacan lors de ce séminaire filmé, tient, par cette confrontation soudaine de la pensée à la matière, à affirmer l’écart entre la théorie et la forme. Mais cet hommage est un trou dans l’espace, reliant matière et langage, comme en une figure miroir, le trou dans l’encyclopédie allemande de philosophie, « Holes in Philosophy #1 » reliant épochè à épicurisme.

e- Esthétique des Différends

Benoît Maire travaille à un projet colossal depuis quelques années. Il élabore une Esthétique. Se référençant à la pensée et à l’ouvrage de Jean-François Lyotard, « Le Différend », il l’a intitulé « Esthétique des Différends ». Il s’appuie à la fois et en même temps sur la méthode philosophique et sur la méthode artistique pour penser et rédiger/mettre en forme cette Esthétique. Il s’agit de provoquer la pensée par la matière, mais aussi la matière par la pensée. Cette Esthétique tient dans un dispositif où s’articulent, se confrontent et/ou se superposent photographies, dessins, textes, objets, vidéo, etc. Ce double mouvement pose le problème du système logique du langage vis à vis des matériaux. Le choix d’un système proche du collage, où tous les éléments du dispositif sont placés dans une dynamique (ils sont liés entre eux et peuvent être replacés différemment) accentue ce projet d’interroger le trouble de l’écart entre le langage et l’objet. Ce n’est sans doute pas un hasard si Benoît Maire préfère parler de documents que d’œuvres, quand il évoque ses artefacts, laissant leur charge symbolique pour mieux cibler la logique. C’est à cette « Esthétique des Différends » que j’empreinte le modèle de cette note avec classification a, b, c, etc.

f- La chambre et l’atelier

Que peut être l’atelier de cet artiste creusant la philosophie, le lien de l’objet à son idée ? Il en a eu plusieurs, souvent ses appartements. Aujourd’hui, posé pour quelques mois encore dans un studio qu’il devra quitter, son lieu de travail est envahi de tables. Comme des plateaux spécialisés où chaque phase de son activité est clairement identifiée, chacune de ces tables recèle les travaux en cours. Sur l’une ronde les ouvrages de philosophies annotées s’accumulent, les fiches de lecture les côtoient ; sur une autre au plateau allongé les collages attendent de sécher, un tableau peint de frais est posé comme une idée en suspens, un demi buste, tête coupée en deux, travail récent, occupe un bout ; à l’opposé, plusieurs plateaux de forme ovale, octogonale ou carrée bouchent en partie la grande baie qui s’ouvre sur un parc agréable ; il y a aussi ce long plan de travail contre le mur où est installé l’ordinateur ; des tiroirs où Benoît Maire archive, des documents, cartes ou gravures, peut-être photographies sont là aussi dans l’attente. Je devine les mouvements du work in process, ce glissement d’une table à l’autre, mais aussi les confrontations de l’idée et de sa forme, du langage et de sa matière. Un visiteur rapide pourrait penser que son art n’a pas besoin d’espace. Faux. Je sens bien qu’ici se préparent les expositions, que les mises en formes, les rapprochements, s’expérimentent dans cet espace. Finalement la forme prise par son « Esthétique des Différends » imite celle de son atelier, de son processus même de travail. Non ce n’est pas un artiste en chambre comme pourrait l’être le philosophe ou l’écrivain. Il travaille sur l’espace entre le langage et la réalité, et cet espace a besoin de se déplier. Il me reste une question à laquelle il me faudra répondre un jour : la place de la table dans son travail ?

Vous pouvez retrouver le travail de Benoît Maire à la galerie Cortex Athletico, http://www.cortexathletico.com/
et à la galerie Hollybush Garden, http://www.hollybushgardens.co.uk/

Photos Copyright Jean-Marc Avrilla

samedi 31 octobre 2009

Visite de l’atelier de Jérôme Robbe




Il est des artistes auxquels la tradition s’impose, pour lesquels la marque contemporaine, le sens d’être contemporain d’une pensée artistique, ne s’inscrit pas dans le choix de la pratique, mais dans son exercice. Sans doute est-ce le choix de Jérôme Robbe, fraichement diplômé de la Villa Arson de Nice et installé depuis peu au nord de Paris. De manière très imagée, mes visites parisiennes chez Jérôme ont toujours été marquées par un soleil bas et la brume sur le canal de l’Ourcq, bien loin de l’écrasant ciel bleu de la méditerranée.

Les moindres détails de son atelier de rez-de-chaussée sur rue rappelle l’antre de l’histoire de la peinture : laques, vernis, peintures en pot, pots de verre, pinceaux, tables couvertes de ces ustensiles… La méthode est ici empirique, comme le classement de cette pièce encombrée de peintures sur verre, sur plexiglas, sur toile, sur miroir, sur bois etc. et je dois en oublier. Jérôme Robbe reconnaît ne pas avoir de méthode ou pour être fidèle à ses paroles, « avancer par contradiction ». Plusieurs pièces sont toujours en chantier, donc visibles dans son atelier. Il ne passe pas de l’une à l’autre avec frénésie, mais s’attarde sur chacune d’elles pour des travaux très différents. Dessiner avec précision sur l’une pendant plusieurs heures, passer une couche de vernis sur une autre et graver une surface pour une dernière. La contrainte des techniques organise sa journée. Il travaille ainsi par rebonds, d’une surface à l’autre, toujours à plat. Le temps est là, matérialisé dans ces couches picturales qui laissent dévoiler les sous-couches. L’homme est un technicien habile, fin connaisseur de la peinture classique. Et cette technicité de la peinture, par ses qualités et ses contraintes, et son caractère diachronique dans l’élaboration de chaque pièce, sont des éléments centraux dans son approche picturale. Très étrangement, Jérôme Robbe ne s’arrête pas là, il rend les choses plus complexes. Il introduit des figures, des sujets mêmes, et le miroir. Même si ces figures ou sujets ne sont souvent que des fantômes, ils sont présents. Alors serait-il l’acteur supplémentaire de cet énième retour du genre ? Il s’en défend. L’intérêt de cette peinture est qu’elle croise les histoires de la peinture.

Nous ne sommes ni dans l’intimité, ni dans le fantasme (ou son illustration), mais au cœur même d’une peinture héritée du modernisme américain de l’action painting et du colorfield, tordue et étrillée par une lecture de support-surface (logique pour un élève de Noël Dolla) et reconsidérée à l’étude de quelques contemporains qu’il n’est pas possible d’éviter, à commencer par Gerhard Richter tout à la fois pour le gris, les couleurs et le miroir, auquel il paraît essentiel d’ajouter Michelangelo Pistoletto. Mais comme tout peintre de la peinture (et non de la figure !) son intérêt le porte à regarder avec attention au delà du temps contemporain et en particulier Francis Picabia. S’ajoutent à ces artistes des références culturelles propres à notre époques (tatouages de prisonniers russes, décalcomanies pour enfants etc.) qui témoignent de l’impact de l’œuvre de Sigmar Polke si on voulait en offrir une lecture déterministe. Car on sent bien l’emprise de l’artiste allemand bien au delà de ces petits éléments anecdotiques, dans le rendu même des surfaces, dans ce travail de la matière à multiples niveaux qui veut s’offrir volontairement avec évidence.

Il ressort de ces tableaux miroirs une étrangeté pour le regardeur, celle de se voir sans se voir et de sentir un fantôme prendre corps, celui de la peinture. Mais chez Jérôme Robbe il n’y a pas de manifeste ni de déclaration d’une quelconque renaissance de la peinture. A l’image de cet atelier artisanal, c’est au temps que l’artiste confie son œuvre : le temps technique nécessaire à l’œuvre pour s’élaborer, le temps nécessaire à l’œuvre pour se construire, en dehors des modes et des courants.

C’est une nouvelle question qui s’ouvre aujourd’hui avec une autre œuvre en chantier : sortir la peinture de sa verticalité, de son support même, non pas pour envahir l’espace, mais bien plutôt se loger là où elle n’est pas attendue, avec une pointe d’humour ou d’ironie que ne renierait pas Arnaud Labelle-Rojoux. Au centre de l’atelier sèche une peinture à plat qui restera dans son horizontalité puisqu’elle sera l’assise d’un sofa constitué de plaques de bois et d’appuis peints avec la même sophistication de couches et de vernis que pour ses peintures. « Le cul dans la peinture » ou comment contourner la lourdeur de la question picturale et celle devenue ennuyeuse du design : un heureux mariage de formica, de peintures et de vernis, un objet hybride comme une réponse en clin d’œil aux merveilleuses inventions du groupe Memphis. Le dépassement de la peinture n’est peut-être pas dans le tableau ?

mardi 27 octobre 2009

Simon Boudvin le tératologue. Partie 2.






La pièce est grande et lumineuse. Les couleurs apaisantes, le gris et les différents bois des meubles réconfortent du froid extérieur. C’est le rez-de-chaussée d’un ancien pavillon de banlieue réaménagé et partagé entre amis. Rien ne dépasse. Seule au centre, trône une vieille table de ferme, au bois usé et patiné, dont les pieds ont connu la terre battue, si bien qu’ils sont rongés et des cales plus claires lui donne sa stabilité. Simon parle doucement de son travail, assis à cette table.

Derrière moi un bureau rangé avec un fauteuil calé devant l’ordinateur. Le long du mur, trois ampoules couvertes de papier d’aluminium prennent l’air saugrenu de pièces de design « baroquifiantes », en totale opposition au calme serein de cette maison. Les ombres projetées dansent sur la paroi blanche en donnant naissance à d’autres étranges formes. Une caisse est debout près du bureau, rappelant que l’hôte des lieux est un artiste. Rien ne dépasse, tout est logique, rationnel, sans ostentation. Et l’on se dit que de ce calme contemporain aux racines modernistes assumées, naissent ces monstres. L’ordinateur est le réceptacle de ce travail dans l’environnement proche, celui de Paris et de sa banlieue, de balades dans ce contexte urbain en transformation où disparaissent les traces de l’industrie.

Je suis bien assis sur une des chaises disparates, les pieds au sol, sur cette chape de béton posée après avoir ouvert l’espace, détruit le sol et rassembler tout cela en gravats. Ces mêmes gravats qui ont fini sur un plafond d’espace d’exposition, renversant littéralement l’espace, nous laissant marcher la tête en bas. Une autre possibilité du monde. Une autre forme de « monstruosité » ?

Simon Boudvin vit et travaille en Ile-de-France. Il est diplômé de l’Ensba et de l’Ens-Paris-Malaquais ; il intervient comme enseignant à l’Ecole Spéciale d’Architecture et à l’Ecole nationale supérieure Paris-Malaquais.

lundi 19 octobre 2009

Simon Boudvin le tératologue. Partie 1




La tératologie est l’étude des monstres, initialement au sens biologique du terme. On pourrait élargir son sens à d’autres champs comme ceux de l’art et de l’architecture sans émettre aucunement un avis péjoratif sur la création contemporaine, mais simplement par constat. Vous me direz que cela revient à définir une norme ou encore plus bourgeoisement un bon goût face auquel les œuvres dont je veux parler se différeraient. Je vous répondrais que le bon goût est affaire de temps et de mœurs et qu’à ces deux titres il est variable, y compris dans son mauvais goût. Non, ce qui m’intéresse sont les monstres contemporains que certains artistes nous dévoilent ou nous révèlent avec toute la poésie qui nous empêche souvent de nous les saisir ou de nous y arrêter plus qu’un regard.

C’est en visitant l’atelier de Simon Boudvin que je découvris non pas le sujet lui même sur lequel il m’a été permis de réfléchir comme nombre d’entre vous, mais la question qu’il portait, et que je compris qu’il constituait un corpus d’étude clairement identifié auquel cet artiste donnait, là aussi de manière limpide, le savant nom de tératologie. Ce sujet qu’il développe dans le cadre de son enseignement trouve son origine dans le travail de Raphaël Zarka avec qui il collabore. Je ne peux m’empêcher de vous faire remarquer qu’à un lapsus près, nous pourrions tomber dans un autre univers autrement « monstrueux » ! Bref, les monstres urbains sont parmi nous et pire, nous les avons créés. Vous me direz encore, rien de très nouveau ! Mais, la particularité des monstres de Simon Boudvin tient dans l’observation qu’il fait de leur vie, ou pour être encore plus précis de leur processus de vie et de leur existence bien réelle parmi nous. Laissez moi aller un peu plus avant.

La ruine et le chaos sont des éléments constituant le fond des œuvres de Simon Boudvin. Mais la thématique est ailleurs. Pour les fidèles de la galerie Jean Brolly, l’image est claire ; ou plus exactement l’idée est bien dans cette tension entre ce qui est représenté, illustré, et la question de fond, fondamentale. Ceux-là se souviennent de ce pylône électrique qui, ployé sous le poids d’un accident artificiel, était entré dans l’espace de la galerie. C’était comme être transporté au cœur de l’accident mais bien au chaud. Il en reste une image troublante d’une situation anormale, faisant suite à d’autres images tout aussi troublantes de pavillons de banlieue dont les cellules auraient muté pour créer des excroissances. Ou ces carrières de pierres éclairées au néon, totalement vide qui se révèlent être des photographies inversées de ces espaces totalement obscurs qui sont eux-mêmes espaces cartographiés et inversés de nos architectures, en l’occurrence de nos architectures haussmanniennes. Ou encore de la promenade d’un cube d’acier au milieu de ruines et d’amas de béton d’une usine détruite.

Il ressort de ces figures qu’elles se proposent à nous sous forme de cycle. La série des carrières en est peut-être la plus explicite : on creuse une carrière pour en retirer la pierre de construction, celle-ci finit dressée sur un boulevard pour devenir gravats quelques années après sur le plan géologique, un bon siècle sur le plan humain, et retourne combler la carrière ! Cycle durable ? Ou métaphore explicite d’une société qui cherche à se déculpabiliser de son avidité à engloutir la nature ? Il en résulte néanmoins une véritable économie, celle de la ruine et du monstre, fort éloignée des représentations de ruines auxquelles nous conviait le XVIIIe siècle, non pas tournée vers un passé édifiant, mais dans une figure circulaire infernale essayant sans cesse d’effacer l’empreinte maléfique de son développement.


Simon Boudvin vit et travaille en Ile-de-France. Il est diplômé de l’Ensba et de l’Ensa-Paris-Malaquais ; il intervient comme enseignant à l’Ecole Spéciale d’Architecture et à l’Ecole nationale supérieure Paris-Malaquais.
Pour une tératologie urbaine voire : http://teratologie-urbaine.net
Les photographies "5 Piliers", 2005, "Pont", 2008, et "Pylône", 2009, droits réservés.

jeudi 1 octobre 2009

Albert Oehlen et Olafur Eliasson sur un plateau






Depuis 2005 le projet Mekanism propose à des artistes d’intervenir sur le symbole du mouvement dans l’espace urbain, le skateboard. Très loin d’investir dans une culture du jeunisme et de l’image, son fondateur, Fred Maechler, entend cultiver un écart pour rassembler ses deux passions, le skate et l’art contemporain. A l’occasion du lancement du projet d’Olafur Eliasson et pour revenir sur le projet d’Albert Oehlen, alors même que s’ouvre son exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Fred Maechler répond à mes questions.

Q : Tu diriges le projet Mekanism tourné vers le skate et tu as entrepris depuis quelques années d’offrir une carte blanche à des artistes internationaux très prestigieux et en particulier des peintres comme Albert Oehlen, Peter Zimmermann ou Katharina Grosse. Comment passe-t-on de l’univers du skate très codifié à l’univers aussi codifié de la peinture contemporaine ?
Je ne me suis jamais vraiment posé cette question à savoir si une corrélation existe entre ces deux univers. Ce que je peux juste constater c’est qu’étant adolescent j’ai eu une attirance viscérale pour le skateboard, il fallait que j’en fasse, l’aspect souterrain du skateboard à l’époque et la difficulté de la pratique m’ont tout de suite conquis, et pour la peinture contemporaine, c’est à peu près la même chose, lorsque je l’ai découverte j’ai été happé. Il fallait que j’en sache le maximum et que je sois au plus près d’elle. Une phrase de Roland Barthes me revient lorsqu’il explique que « la peinture est une énigme offerte à la langue », que pour la saisir on ne doit pas parler « sur elle » mais « avec la peinture », ça pourrait correspondre à mon approche du skateboard et de la peinture, pour les comprendre et en parler, il faut être dedans.

Q : En quoi la planche de skate te paraît un bon support pour la peinture ? Est-ce une bonne manière de faire partager à un autre public, l’art contemporain ?
Je pense que la peinture la plus intéressante est celle où s’opère un mouvement, surtout par le biais de la contradiction. Plus une peinture renferme des éléments visuels et symboliques contradictoires plus elle crée un mouvement dans notre esprit, plus elle nous fait réfléchir. On retrouve bien sûr cette idée de déplacement dans la pratique du skateboard, de changement de rythmes incessant mais c’est surtout cette idée de forces contraires qui m’intéresse : on lutte constamment, soit contre l’attraction terrestre en l’air, soit contre la friction qui s’opère entre les roues et le sol.
Le fait de demander à des peintres d’intervenir sur une planche de skateboard permet, je pense, d’opérer des correspondances entre ces deux pratiques. Libre à chacun des initiés et non initiés de l’art contemporain de s’y intéresser.

Q : Etait-ce ou est-ce une manière pour toi d’envisager une collection d’art ?
J’ai toujours pris chaque projet l’un après l’autre, sans plan préconçu, avec comme seule motivation la curiosité et le plaisir de les réaliser. Je n’aurais jamais imaginé lorsque j’ai lancé ma première invitation en 2005 que ce projet allait m’amener aussi loin. C’est vrai que maintenant, vu que je garde une pièce de chaque projet, cela fait déjà une belle collection d’œuvres.

Q : Depuis une bonne dizaine d’années est apparu un mode d’expression issu du graffiti et du skate appelé « street art ». Il représente une forme nouvelle d’art proche du design et de la bd, où la notion de style tient une place essentielle, très loin de l’art contemporain. Que penses-tu de cette scène ?
Je m’y suis intéressé au début et puis je m’en suis vite éloigné, j’ai trouvé que la plupart de ces artistes n’avait pas de propos, que l’aspect décoratif leur suffisait. Je n’y ai pas trouvé les questions que soulèvent les peintres contemporains.

Q : Peux-tu nous dire comment ont réagi les artistes avec qui tu collabores, lorsque tu les as contacté pour la première fois ? Sachant qu’ils paraissent très loin, et pour une question de génération et, à moins que tu ne me contredises, par l’intérêt qu’il pouvait porter au skate ?
A chaque fois avec un énorme enthousiasme. Je pense justement que ce grand décalage entre leur monde et celui du skateboard et également leur âge et celui beaucoup plus jeune de la scène skate, ont été les moteurs de leur curiosité. Faire un projet aussi éloigné de leurs codes à un âge avancé de leur carrière est, à mon avis, ce qui les a tous intéressés.

Q : Tu proposes à chacun d’eux de traiter une série plus ou moins importante. Chacun aborde cette question au regard de sa propre pratique. Je pense en particulier à la différence entre Katharina Grosse, Peter Zimmermann et Albert Oehlen. Peux-tu justement évoquer comment ces artistes ont travaillé ?
J’essaie en effet de proposer à chaque artiste un projet avec un nombre de planches en phase avec sa pratique. Pour Katharina Grosse, je lui ai proposé 100 planches. Je pensais que sa technique de peinture au pistolet lui permettrait de traiter ce grand nombre rapidement et donc avec une assez grande spontanéité, et c’est exactement ce qui s’est passé, elle a peint les 100 en une journée. Le côté imprévisible et accidentel de sa peinture est je pense assez bien restitué dans son projet.
Pour Peter Zimmermann, vu que sa technique de peinture à la résine époxy est très longue, je lui ai proposé 50 planches et il lui a fallu plus de trois mois pour achever son projet. Ce qui est intéressant c’est qu’ici le côté imprévu est allé encore plus loin. Pour la première fois la résine a coulé sur les côtés des planches - vu que les bords sont incurvés - et s’est solidifiée, créant de petites stalactites de résine. Peter peint ses tableaux toujours à plat et la résine n’avait jusqu’alors jamais débordé de la toile.
En ce qui concerne Albert Oehlen, je lui ai proposé également 50 planches, sachant qu’il est très méticuleux dans ses peintures. Il a très vite décidé de peindre ce crâne avec un nez de cochon. Il a d’abord peint à l’aide d’un pochoir les contours du crâne puis à l’huile les détails, notamment les yeux et le nez. Je trouve que d’avoir choisi de peindre 50 fois cette image ajoute beaucoup à son absurdité et donne tout son sens au projet.

Q : Tu viens de lancer le dernier projet, une invitation à Olafur Eliasson. Ce choix marque-t-il un changement d’orientation après une série de peintres ?
Son travail et ses interrogations m’intéressent depuis longtemps, notamment la place qui y est donnée au spectateur. Il essaie sans cesse de nous faire reconsidérer le milieu dans lequel nous évoluons et j’y vois là une grande corrélation avec la pratique du skateboard : lorsque l’on monte sur une planche, notre perception de notre environnement est constamment modifiée, une sorte d’ajustement permanent s’opère avec ce qui nous entoure – les gens, les voitures, le relief urbain... Donc inviter Olafur Eliasson sur un skateboard était pour moi une sorte d’évidence. Ce qui est intéressant est que l’œuvre qu’il va réaliser pourrait être considérée comme une méta œuvre d’art: le fait qu’il travaille précisément sur un skateboard alors que cet objet pourrait représenter une métaphore de tout son travail, ce sera donc une œuvre qui ne parlera pas de son travail mais qui sera au cœur de celui ci

Q : Peux-tu nous dire comment le projet s’est mis en place avec un des artistes les plus demandés de la scène internationale ?
De manière très spontanée comme toujours, je dirais même avec une grande naïveté. Lorsque je contacte tous ces artistes, j’y vais au culot étant donné que je n’ai rien à perdre, au pire un refus. Le plus surprenant est que j’ai initialement contacté Olafur Eliasson en 2006, il m’a alors répondu qu’il était intéressé mais qu’il avait de nombreux projets (ses expos personnelles au MOMA et PS1, les chutes d’eau à New York…) dans lesquels il était déjà engagé et qu’il ne pouvait donc pas répondre à cette invitation. Alors que j’avais complètement oublié cette proposition, il est revenu vers moi l’été dernier en m’annonçant que tous ses projets étaient réalisés et qu’il était maintenant disponible et très motivé à répondre à mon invitation, si j’étais toujours intéressé…

Q : Envisages-tu des collaborations avec des artistes français ?
Je ne choisis jamais les artistes en fonction de leur nationalité mais en fonction de l’intérêt de leur travail pour moi. Si je découvre un artiste français dont le travail me surprend, je lancerai alors une invitation avec plaisir.

Q : tu fais beaucoup d’allers retours entre Paris et Berlin, quelles différences principales vois-tu entre la scène parisienne et la scène berlinoise ?
La sensation que j’ai à chaque fois que je suis à Berlin est que tout est possible, qu’il y a une énorme soif d’offre et de découverte. La ville est bien plus grande et les loyers y sont bas en comparaison de Paris, donc beaucoup d’artistes et de galeries s’y sont installés récemment, ce qui a été le premier déclencheur mais ce que je remarque surtout est que tous les acteurs artistiques de la ville veulent entretenir cette synergie et même la développer, la plupart du temps en prenant des risques. Il est révélateur de constater que non seulement les institutions et les milieux associatifs agissent en ce sens mais également les galeries très reconnues. Alors qu’elles pourraient se reposer sur le travail déjà fourni elles continuent de lancer des propositions audacieuses, comme la foire ABC qui a lieu en ce moment ou le Gallery Week-end en mai. Toutes ces énergies vont dans le même sens.
A Paris, à part de rares cas isolés, j’ai l’impression que les gens sont contents de ce qu’ils ont et ne cherchent pas à offrir ou découvrir davantage.

http://www.mekanismskateboards.com

Photographies, droits réservés, projet d'Albert Oehlen, "Pigskull", 2007, et projet d'Olafur Eliasson, détail de "Your mercury ocean", 2009 pour Mekanism .

mercredi 30 septembre 2009

Cellula





Une installation de Nathalie Brevet & Hughes Rochette

Au Collège des Bernardins
Jusqu’au 31 octobre 2009
http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/art/expositions.html

Intervenir dans un bâtiment du XIIIe siècle est une responsabilité pour un artiste. Le fait que ce bâtiment soit le navire amiral d’un projet culturel contemporain conduit par l’église catholique à Paris accroit certainement cette responsabilité, non pas tant au regard de l’église qu’en raison du décalage qui existe entre l’église catholique et la société contemporaine, sans même évoquer l’art contemporain. Il faut une finesse d’approche et une véritable ambition intellectuelle pour conduire un tel projet.

Le maître en matière d’in situ reste certainement Daniel Buren – et son « Plan contre-plan » de 1982, une référence pour ce type d’intervention, feintant toutefois d’ignorer la puissance institutionnelle de l’architecture (en l’occurrence celle de Mies Van der Rohe) pour sans doute concentrer notre attention sur le geste de superposition auquel il s’emploie(1). On peut en tirer une conclusion, qui est que la réussite d’une opération in situ dans une architecture historique tient à sa capacité à faire comprendre le bâtiment à partir du projet. De ce point de vue-là, l’exposition Cellula de Nathalie Brevet & Hughes Rochette est un franc succès. Mais c’est aussi par ce dialogue avec l’architecture, avec un environnement, et plus généralement un contexte, qu’une méthode se dévoile, qu’un processus artistique se donne au jour.

L’installation Cellula se limite à la sacristie du Collège des Bernardins. On y entre par une porte intérieure étroite ou par une porte extérieure ; dans les deux cas, le visiteur est contraint dans un espace obscur, où la circulation est limitée par une structure dense de tubes métalliques servant à des chantiers de construction. Un escalier métallique permet de passer de ce niveau obscur à un niveau supérieur clair. Ce plancher se laisse traverser par les piliers gothiques qui soutiennent les croisées d’ogive. Ce niveau artificiel, au dessus du niveau actuel de la rue, visible de l’extérieur, nous laisse imaginer les niveaux d’occupations comme les usages successifs que le bâtiments a abrité depuis près de 700 années. Cette question de l’occupation des lieux et de ses différents usages est une considération importante inscrite dès l’entrée par le duo d’artistes avec un 18 couché à 90° : le numéro rappelle comme un tag de néon, l’occupation en caserne de pompiers pendant 150 ans et l’infini qui en est redessiné renvoie à la question de la cellule.

La cellule est plus précisément illustrée par une installation de néons au sol, reprenant un motif hexagonal qui se déploie de manière ouverte pour indiquer l’infini. On fera facilement le rapprochement entre la cellule moderne pensée comme le plus petit élément constituant le vivant et la cellule monacale. Pour ma part cette lecture n’apporte pas grand intérêt. La question est ailleurs, dans l’architecture elle-même, dans l’architecture gothique. On connaît l’influence de cette architecture sur l’ingénierie du métal au XIXe siècle et sur l’architecture contemporaine. On sait combien la modularité même de l’architecture gothique qui se subdivise en autant d’éléments articulant, offre la possibilité d’une pensée qui se développe jusqu’au fini de son dessein, comme une cellule. Il est intéressant alors de relire un chef d’œuvre de l’histoire de l’art, une œuvre épistémologique donnant tout son sens à cette discipline, « Architecture gothique et pensée scolastique »(2) de Erwin Panofsky.



Je ne propose pas une lecture de l’installation de Nathalie Brevet & Hughes Rochette par le tamis scolastique ou gothique, mais je souhaite simplement préciser que leur intervention met en relief ce que Erwin Panofsky a su souligner en son temps, c’est à dire combien la pensée de l’époque se retrouvait en jeu dans l’architecture gothique et combien celle-ci en reflétait ses principes. Si l’auteur ne parle à aucun moment, à proprement parler, de cellule, il explique le principe de l’unité répétée(3), de l’articulation d’éléments présentant des homologies(4). La démonstration de l’auteur est ailleurs, dans une véritable méthodologie iconologique, ou pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu dans le texte qu’il consacra à cet ouvrage, « une épistémologie de la science de l’objet culturelle »(5). Mais il me paraît important de souligner le parallèle entre l’articulation des éléments structurant l’architecture gothique (comme ceux qui structurent le discours scolastique) et la notion moderne de cellule et de son développement non pas infini, mais à dessein, c’est à dire jusqu’à la forme à laquelle elle est destinée (la destinée est d’usage et formelle pour l’architecture, biologique pour la cellule). Dans l’installation de nos deux artistes, la notion de cellule, si elle est formellement très bien traitée et entre en résonance avec l’architecture, reste suspendue à une interrogation du sens.

Pour préciser ma pensée, il faut revenir aux travaux antérieurs de ces deux artistes. Leurs installations relèvent d’une contextualisation urbaine où les signes urbains contemporains, de l’éclairage aux graffiti tiennent une place prépondérante. On peut même affirmer que la lumière, et plus précisément la lumière néon, et le graffiti, au sens de signes comme de phrases laissés sur les murs, photographiées ou projetées, sont deux récurrences essentielles de leur travail. Mais ici, ces néons et ces signes ne viennent pas de l’espace urbain mais plus précisément d’une lecture du lieu, ils sont ajoutés au lieu à partir de l’analyse. Cette situation crée peut-être ce flottement, flottement volontaire dû aussi en partie au mouvement d’éclairage. En effet, si le visiteur bouge, les cellules s’éteignent, si il reste immobile, elles s’allument. D’un effet anecdotique a priori, cette alternance devient significative de l’élément central traité dans ce projet : le visiteur et son mouvement pris dans les strates et autres fosses créées par le temps et les urbanistes rénovateurs. Il est remarquable de voir la simplicité et l’efficacité de l’intervention de Brevet & Rochette et alors intéressant de la confronter à la complexité (le mot est faible) de la rénovation du site. Loin d’isoler cet in situ de leur préoccupation initiale, ils le recentrent en réalité sur ce qui fait sens dans l’urbain, je veux dire l’homme. C’est peut-être ici que se concrétise le mieux se rapprochement et cette différence entre les deux époques, à travers la dimension humaine, celle d’un référent urbain en mouvement, d’une lecture objective de l’étant, pensée par les deux artistes, et celle d’une unité du monde fini de la religion chrétienne, d’une lecture anagogique d’un monde destiné.



On peut se rappeler leur précédente intervention dans une ancienne église à Chelles, en 2005. Elle consistait en un éclairage au néon indirect, une circulation sur caillebotis et une inondation du sol créant un gigantesque miroir qui reflétait la structure simple des murs et de la charpente ancienne du bâtiment. Aux Bernardins, si les artistes se sont attaqués à la relation à la structure même du XIIIe siècle et à son histoire, à notre rapport à l’histoire, leur intervention prend indirectement le sens d’une interrogation sur la rénovation du bâtiment et de ses alentours et de son incohérence : lourdeur des installations contemporaines qui transforme la grande triple nef en un hall de gare avec relais journaux et guichets, choix contestables des matériaux du parvis etc. Loin d’une rénovation prétentieuse, Brevet & Rochette analysent les codes du lieu, ouvrent le bâtiment aux possibles, interrogent son histoire et nous confrontent à une pensée matérialisée. Nous pouvons certainement saluer la prise de risque de la programmation des Bernardins qui, en choisissant Nathalie Brevet & Hughes Rochette, a décidé de faire un écart au regard d’une sélection plus « inspirée » par le silence ou des formes traditionnelles, pour ne pas dire éculées. Ce choix est d’autant plus heureux qu’on sent bien, en visitant le site, un véritable décalage entre la proposition de nos deux artistes et les positions publiques d’une église qui regarde à nouveau en arrière. Sans aucun cynisme, les deux artistes ont opté, dans le cadre d’une méthode qui passe par l’analyse des modes de fonctionnement du lieu et un rendu matériel inscrit dans le contexte, pour une complexification des niveaux, mêlant niveau d’origine et niveau d’exposition, une restitution de l’architecture d’origine (retrait des luminaires contemporains très présents) et un jeu autour de cette notion d’unité répétée. Ce qui ressort d’un tel dialogue est le caractère temporaire, en chantier, en mouvement, de la pensée. Une résonance lointaine aux débats des universaux des XIIIe et XIVe siècles dont Paris était le centre, qui posaient la question de la nature du monde et le problème de la connaissance. Toutes choses qui restent contemporaines.

Pour conclure, et je l’avoue, par spéculation, j’ai souhaité pousser encore plus loin la réflexion sur le sens même d’une telle architecture de chantier. Revenons à l’élément même de la structure de chantier, à cette structure qui restructure l’architecture, qui nous offre une possibilité toute fictive d’un nouvel usage de cette enveloppe de pierre comme elle a dû en connaître par le passé, et nous place à certains niveaux d’occupation antérieurs généralement pas visible dans la logique contemporaine de l’évidement. Par delà la question du niveau, question toute archéologique, celle de l’obscurité et de la lumière, toute philosophique, se pose à mon sens une question a priori plus triviale, la question du mode d’occupation de cette espace pris dans son volume initial. Cette architecture temporaire et mobile dans l’architecture pérenne, épousant les formes gothiques, lui répondant en quelque sorte, n’est pas sans évoquer les multiples édicules que l’on retrouve chez les primitifs italiens et en particulier chez Giotto. Ces éléments mobiliers qui servent tout à la fois à s’asseoir, étudier, ranger les ouvrages etc. Certains pourront trouver le parallèle audacieux, voire totalement hors de propos. Pourtant, sur le plan de l’architecture, le parallèle est intéressant. Et l’on pense évidemment en ces lieux, à Saint Jérôme dans son cabinet ou à la Vision de Saint Augustin avec autour d’eux, dans ce qu’il convient d’appeler des cabinets, les livres essentiels et les objets à méditer. Ces édicules résonnent de cette pensée du cloisonnement si chère à la pensée artistique des XIIIe et XIVe siècles, non pas un cloisonnement de séparation mais bien plutôt de mise en parallèle ou plus précisément de concomitance des évènements. Et c’est là où la trivialité rejoint la philosophie. Il n’y est pas seulement question de l’espace mais aussi du temps. Du temps archéologique et donc de notre possibilité à habiter l’espace réellement de manière nomade, de vivre le temps présent avec nos matériaux et notre faculté à nous glisser dans ce qui existe – pensons à une architecture nomade et à une architecture organique qui coexisteraient avec l’existant, une architecture en mouvement. Du temps comme inscription dans le présent et non dans un effacement hommage au passé ! Toute cette difficulté de l’église catholique à s’inscrire dans le présent semble se figer ici dans la pierre, dans le culte d’un passé réécrit. Et il faut ces deux artistes et leur chantier pour réveiller un lieu qui fut sans doute en son temps un des hauts lieux de la pensée occidentale.

Jean-Marc Avrilla, août-septembre 2009

1 Daniel Buren in « Daniel Buren Mot à Mot », p.A43, éditions Centre Pompidou, Xavier Barral et De La Martinière, 2002, Paris
2 Erwin Panofsky, « Architecture Gothique et Pensée Scolastique », traduction de Pierre Bourdieu, éditions Les Editions de Minuits, 1986.
3 Erwin Panofsky, Loc. cit., P.104.
4 Erwin Panofsky, Loc. cit. P.100.
5Pierre Bourdieu, in Postface, Loc. cit., P.141.

Pour les photographies crédit Franck Thibault

mardi 22 septembre 2009

Marie Cool & Fabio Balducci

Du 15 septembre au 10 octobre 2009
Galerie Serge Le Borgne

www.sergeleborgne.com

Il est des moments rares où l’essence des choses se dévoile, où tout devient clair et limpide. La simplicité d’un geste, d’un mouvement lié à son intensité donne à l’installation « Sans titre » datée de 2003 de ce duo franco-italien une résonnance particulière dans cette période d’interrogation sur le sens de nos sociétés. Si l’on repense à certaines pointures des années 1970 (Franz Erhard Walther, Niele Toroni, Stanley Brouwn : je cite ici les références du très excellent texte de Pierre Bal-Blanc pour l’exposition), l’on sent bien dans cette installation performance une actualité. Je ne parle pas seulement des noms que Pierre Bal-Blanc convoque dans son texte (Santiago Sierra, Prinz Gholam, Vigier & Apertet, François Laroche-Valière) mais d’une actualité qui est celle de donner du sens à notre monde - il ne s’agit pas de le retrouver comme si nous l’avions perdu, mais bien de construire un être ensemble au delà de l’homme. Le travail de Marie Cool & Fabio Balducci est celui du lien de l’homme à la matière, de l’homme à ses objets, sans doute de l’homme à son environnement au sens large. La force de l’œuvre qu’ils nous proposent est, comme l’ensemble de leur travail, de nous obliger à repositionner notre regard, de nous réapprendre à regarder. Vous me direz que tous les artistes ont cette même volonté ! Certes, mais la singularité de ce duo est d’engager le corps entier, celui d’un des deux artistes, d’engager l’absence du second, d’engager celui du spectateur face à la répétition du même geste, de penser le regard non comme un acte biologique évident, mais comme une construction sociale structurée par « le caractère fini des choses » (1) . Cette œuvre nous libère – ou peut nous y aider – du carcan social imposé à notre environnement, à notre corps. Regarder avec un corps neuf le monde dans sa vérité nue. Nul n’est besoin d’ajouter qu’en fin d’après-midi, dans la lumière dorée des verrières de la galerie, cette œuvre prend tout son sens.

(1) Pierre Bal-Blanc, « La révolte de la matière et l’insurrection des formes », dossier de presse de l’exposition.

lundi 6 juillet 2009

Sean Snyder

Sean Snyder
Exposition à la galerie Chantal Crousel du 18 avril au 23 mai 2009

La galerie Chantal Crousel a présenté du 18 avril au 23 mai dernier une exposition consacrée au travail de Sean Snyder. Cette exposition fait suite à la rétrospective de cet artiste américain né en 1972, présentée ce printemps à l’Institute of Contemporary Arts de Londres. Deux ensembles sont montrés simultanément et interrogent le lien ambigu à l’art conceptuel.

Le premier ensemble est une installation d’un nombre important de photographies, dans la salle principale. Cette installation développe le projet présenté ce printemps au Royaume-Uni et intitulé Index. Des photographies de petits formats, sont posées sur des tables blanches. Toutes représentent des détails de matériel, en noir & blanc pour la plupart, certaines photographies sont en couleur. Le cadrage ne permet pas de déterminer avec précision l’origine du détail. Il peut être un motif répété, comme une pixellisation capturée à l’écran et multipliée, il peut sembler être un élément de circuit électronique, un morceau de disque compact, de grille métallique d’un appareil électronique ou de bandes magnétiques. Aucune de ces images ne donne clairement à voir l’empreinte dont elles sont le support ; le visiteur est face à des abstractions dont il doit deviner le sens.

Aux murs de cette salle, des formats plus grands, encadrés, encore plus abstraits, proposent des bandes horizontales. Chaque bande répète sur sa longueur de manière irrégulière un motif sombre et coupé en biais à ses extrémités. Par contraste, ce motif de rayures donne à chacune de ces photographies une dynamique structurante. Contraste entre les horizontales et les diagonales, jeu du noir et du blanc. Si ces images donnent l’illusion du collage, nous sommes bien face à des photographies.

Index est un projet sur les archives personnelles de Sean Snyder. Toutes ces photographies se rapportent aux supports physiques de leur stockage ainsi qu’aux problèmes de transfert de données d’un support vers un autre, et en premier lieu la numérisation. L’objectif de ce projet est, idéalement, de faire tenir toutes ses archives dans une clé USB. Chacune des données a ainsi été transférée sur un support en ligne, en site propre pour les données en format jpeg ou pdf, ou sur youtube pour les vidéos, après quoi leur existence physique a été détruite. Sean Snyder souhaite ainsi rendre la totalité de ses archives publique.

Cet artiste a une grande pratique de l’usage des archives et de la photographie pour déconstruire les discours officiels et médiatiques. Il s’est fait connaître il y a à peine dix ans par des installations photographiques évolutives autour de l’espace urbain révélateur de structures économiques et politiques, à l’exemple d’un ensemble de travaux d’archives et de documentaires autour des bases militaires américaines installées en Allemagne, en Bulgarie ou au Japon, et intitulé Temporary Occupation, 2003-2004. Il s’est ensuite attaché à démonter les récits officiels, que ce soit ceux du journal télévisé (Analepsis, 2003-2004), des films de propagande (Two Oblique Representations of a Given Place (Pyongyang), 2001-2004) ou de la rhétorique politique de guerre (Rhetoric Shift (Donald H. Rumsfeld), 2004).

Avec le projet Index, il s’attaque sinon à la constitution même de son discours, au moins à ses sources. Ces données posent trois questions : la première est de savoir ce que l’on fait de l’accumulation d’informations ; La seconde pose le problème de l’utilisation de ces informations dans l’écriture du discours de l’artiste ; et la troisième interroge le mode de circulation de cette information par les canaux de plus en plus rapide du réseau internet. Il propose ainsi d’interroger l’utilisation des nouveaux médias jusqu’à déconstruire son propre discours en ouvrant ses sources (elles seront accessibles via un site internet) et en offrant au visiteur les erreurs de transfert de numérisation comme les photographies de l’ensemble du matériel.

L’accrochage joue évidemment un rôle déterminant en soulignant les familles de ces photographies. Loin d’y voir un jeu ou même un système d’énigmes, on est face à des séries typologiques des matériaux et des erreurs de numérisation. L’utilisation du noir et blanc et la parcimonie de la documentation révèle clairement un attachement au modèle de l’art conceptuel, en tous cas, dans sa forme et sa structure a priori. Il paraît cependant difficile de mesurer le degré d’investissement du médium par l’artiste. Le visiteur est face au « ça a été » 1de Roland Barthes, c’est à dire à l’enregistrement de l’objet disparu. Et l’examen de ces ensembles laisse clairement transparaître un souci de constitution d’informations visuelles visant à se substituer à la matérialité des archives. Mais là où il s’éloigne du sémiologue, c’est que cette indexation est double : il y a photographie des objets perdus mais aussi numérisation des données dans un autre espace. On est face à une dualité de l’œuvre difficilement conciliable.

On retrouve toute la difficulté, voire la complexité, à comprendre l’usage de la photographie chez les artistes conceptuels historiques :

« Les liens souvent approximatifs, confus ou conflictuels entretenus par ces artistes avec la photographie sont au cœur de cet inextricable nœud de contradictions. En passant de la documentation à sa remise en question, de l’information à sa transformation, de l’exogène à l’endogène, les artistes conceptuels ont œuvré aussi bien « dans qu’en dehors des limitations structurelles de la capacité documentaire » du médium photographique. »2

Toute l’ambigüité chez Sean Snyder, tient à la disjonction des données numérisées et stockées dans un espace et des photographies dont le référent n’est plus lisible. En éclatant ses archives, leur contenu et le mode de transfert dans des espaces différents, sans tenir compte des média, il souligne la complexité de la nature de l’information mais encore plus de la circulation de celle-ci. Il situe son propre travail dans un espace et une temporalité spécifique que John Roberts avait déjà décelés pour les artistes conceptuels historiques :

« Indeed conceptual art’s turn to the extended presentation of non-painterly forms severely tested the idea that the visual was anything but spatial. The identification of art’s spectatorship with reading, the incorporation into the cognitive space of art the expanded time of serial photography, and as such the self-conscious expansion of the experience of art into interactivity-through-time, are evidence of a radical new temporality. »3

On sait depuis le sociologue Manuel Castells que la temporalité est constitutive de l’espace d’information au sens où cet espace est celui des flux.4 L’artiste travaille donc sur l’espace même d’information dont il décrypte la logique, en renvoyant sa matérialité à des formes purement documentaires. Que peut-on en conclure ? Que Sean Snyder pratique une analyse de sa propre pratique sur des bases conceptuelles, mais qu’en définitive, cette analyse se révèle être celle de son propre médium, l’espace d’information et le temps de l’information : la notion de temps prend tout son sens dans le cadre d’un projet évolutif et sur plusieurs espaces parallèles. Le fait de ne pas en rester à la numérisation, mais de proposer en complément une typologie photographique du contenant de ses archives, conforte l’idée d’échapper à l’autonomie moderniste du médium et de renforcer le lien avec une tradition conceptuelle non seulement dans la forme mais plus encore dans la structure de l’œuvre.

Une autre énigme se pose à nous avec le film projeté dans une salle adjacente. Cette vidéo est un montage à partir d’un film de Israel Goldstein, Noble Impulses of Soul, daté de 1965. Ce film soviétique présente une démonstration de l’éducation artistique en direction des masses. On voit de jeunes élèves, garçons et filles visiter une exposition d’art mexicain dans le musée de Parkhomivka en Ukraine. Une conservatrice présente l’exposition à ce parterre d’élèves mais aussi d’apparatchiks en costumes sombres. La suite est moins banale, car elle montre deux femmes transporter sur une charrette tirée par des chevaux, un ensemble de tableaux qu’elles iront ensuite accrocher sur un mur extérieur d’une datcha. Devant des agricultrices et des agriculteurs ces deux femmes donnent une conférence d’histoire de l’art à partir de ces copies de chefs d’œuvres. Le musée installé dans le petit village ukrainien de Parkhomivka, a la singularité d’avoir été fondé par l’instituteur du village, Afanasiy Luniov. Tout d’abord consacré à un projet éducatif autour de questions ethno-historiques locales, l’enseignant eu l’ambition à partir de 1962 de rassembler autour de ces objets des œuvres d’artistes modernes comme Malevitch, Mayakovsky, ou Picasso. Il organisa un tour de l’Union soviétique avec ses élèves pour ramener le maximum d’objets et faire la promotion de son musée. Le film a été remonté et les commentaires décalés.

Deux mondes paraissent s’opposer entre cette vidéo et la salle des photographies. Deux histoires aussi, celle d’un projet politique d’ouverture sur le monde, portée par une pédagogique de l’art et celle pas moins politique, mais plus individuelle de l’ouverture des archives de l’artiste. Si d’un côté le projet de musée de Parkhomivka rassemble des artefacts dans l’idée d’en faire un petit Hermitage, le projet Index tente une dématérialisation de l’information sur l’artiste, les photographies restant les seuls témoins physiques de ces données. Outre cet aspect matériel essentiel aujourd’hui, il déconstruit aussi le discours idéologique des médias. D’une part un film sur la démocratisation de la connaissance et l’éducation dans un régime autoritaire à l’ouverture limitée (pour la période post-stalinienne) à partir d’œuvres modernistes et sur un projet politique qui lui est idéologiquement lié, même si il convient d’y apporter des nuances ; d’autre part une production de photographies abstraites des contenants vidés de leur substance. Cette expositon met sur le même plan le documentaire remonté et l’ensemble des photographies.

Très curieusement, cet ensemble photographique fait aussi formellement écho à une histoire de la photographie peu montrée en France, pourtant très riche, mais liée à la tradition moderniste, celle de la photographie dite concrète. Sans remonter aux expérimentations spectaculaires de ce médium par Alexandre Rodtchenko et peut-être plus surement László Moholy-Nagy, on pourrait trouver de profonds rapprochements formels avec certains aspects du travail de Roger Umbert ou de René Mächler. Mais cette référence « cachée » à un mouvement concret qui a pris des formes très divers selon qu’il touchait à la poésie, à la peinture, à l’architecture ou à la photographie, pose question. Ce mouvement est sans doute un des derniers à revendiquer cette tradition moderniste en dessinant une histoire autour de la forme, évacuant toute considération sur le contenu :

« Thus whereas Modernism could only conceive of aesthetic transformation in terms of the internal modification of a restrictive set of formal contents (abstract painting), conceptual art questioned the very coherence and legitimacy of these contents. »5

Nous sommes face à un fait troublant, une ambigüité du travail. Car inscrivant ostensiblement son œuvre Index dans un contexte conceptuel, il donne à une partie de son indexation - les séries photographiques – une forme en lien avec les études photographiques de l’art concret, inscrite clairement dans une tradition moderniste de la « Gestalt ». Il n’est pourtant pas si surprenant de trouver une telle articulation paradoxale chez un artiste de cette génération, intéressé par les questions conceptuelles. On peut retrouver de telles ambigüité chez Simon Starling, où le processus a une importance considérable mais est masqué par la matérialité exceptionnelle de l’œuvre finale et du dispositif de présentation. Un autre artiste pour lequel les références conceptuelles sont aussi importantes conclut ainsi un essai logiquement intitulé « Dispersion » :

« The last hundred years of work indicate that it’s demonstrably impossible to destroy or dematerialize Art, which, like it or not, can only gradually expand, voraciously synthesizing every aspect of life. Meanwhile, we can take up the redemptive circulation of allegory through design, obsolete forms and historical moments, genre and the vernacular, the social memory woven into popular culture: a private, secular, and profane consumption of media. Production, after all, is the excretory phase in a process of appropriation. »6

Jean-Marc Avrilla
Juin 2009

1 R. Barthes, La Chambre Claire, note sur la photographie, Gallimard, 1980, Paris.
2 Erik Verhagen, « La photographie conceptuelle », Études photographiques, n°22, septembre 2008, mis en ligne le 09 septembre 2008.
3 The impossible Document : Photography and Conceptual Art in Britain, 1966-1976, édité par John Roberts Camerawork, 1997, Londres.
4 Manuel Castells, L’Ere de l’Information, Tome 1, La Société en Réseaux, Fayard, 1998, Paris.
5 The impossible Document : Photography and Conceptual Art in Britain, 1966-1976, édité par John Roberts, Camerawork, 1997, Londres.
6 Seth Price, Dispersion, in Ljubljana Biennial of Graphic Art, 2003, Ljubljana.

mercredi 27 mai 2009

Version 01 Beta, quelques vues...

Toujours au Lieu-Commun à Toulouse, quelques autres vues de l'exposition Version 01 Beta







(Sur les photographies, de haut en bas : -Miltos Manetas, -Space Invader et Djamel Kokene, -Serge Comte, -Valéry Grancher, Damien Aspe et Serge Comte, -Daniel Firman au premier plan)

Version 01 Beta







Sur une exposition au Lieu-Commun à Toulouse

Cette exposition conçue par Valéry Grancher, Damien Aspe et moi même, a été présentée du 3 au 25 avril 2009. Son titre énigmatique signifie simplement qu'elle se présentait à Toulouse sous une forme de démo. Je publie ici un communiqué présentant le projet dans une version élargie accompagné de photographies de l'installation de Toulouse. Cette exposition aborde des questions qui me paraissent fondamentale pour la compréhension de notre société mais qui sont trop rarement abordées.

Les œuvres réunies dans cette exposition sont de véritables mutants, hybridant langage, données, flux et modélisations. Cette exposition scanne les signes informatiques dans le corpus commun des arts plastiques. Elle offre pour la première fois dans une institution artistique un parcours sur la transformation de notre société sous l’effet de l’informatisation de notre réalité.



Ces dernières décennies, sous l’habit de la globalisation, l’informatique a contaminé tous les champs de l’activité humaine. Le phénomène de globalisation économique et culturel modifie considérablement nos sociétés par un accroissement et une accélération des échanges entre les pays occidentaux, les puissances asiatiques et les nouvelles puissances émergentes. Au cœur de ce mouvement mondial des sociétés, se placent les systèmes d’information. La question que nous sommes logiquement en droit de nous poser est celle de l’impact de l’informatisation sur la société, nos modes de pensée et plus particulièrement sur l’art. Comment ce champ de l’intelligence et de la sensibilité humaine réagit à cette contamination et à cette infiltration ?

Les systèmes d’information sont aujourd’hui les moyens d’organisation et de véhicule de l’information (moyens de communication) mais aussi l’ensemble des ressources organisées (collectes, stockages et traitement de l’information). L’informatique joue ici un rôle central qui a conduit en 30 ou 40 ans à une modification considérable de notre rapport au monde. Il n’est sans doute pas un pan de nos sociétés qui n’ait été touché par ce bouleversement.

Le modèle économique mis en place dans les années 1970, basé sur des logiques de sous-traitance et de post-production, a influencé toute une génération d’artistes dans les années 1990. Aujourd’hui, le modèle informationnel de gestion conjointe de l’image et des flux, apparu à partir de la fin des années 1980, définit une double existence du monde. A la réalité du monde s’est ajouté une réalité virtuelle qui n’en n’est pas moins réelle. Mais elle est une réalité d’images non pas isolable, mais participant de la réalité du monde. Ces deux réalités sont aujourd’hui non seulement imbriquées l’une dans l’autre mais cette réalité d’images liée aux flux d’informations est structurante de la perception de notre réalité.



C’est dans ce contexte qu’une forme singulière d’art est apparue au milieu des années 1990 utilisant comme support les réseaux informatiques, leurs protocoles ou les logiciels de traitement de l’information (texte et image). Appelé Net Art, ce « mouvement » disparate distinguait deux approches principales : l’une s’appuyant sur les protocoles informatiques, a prolongé l’aventure de l’art conceptuel ; l’autre s’est engagée dans un développement de l’outil technologique dans des dispositifs où les notions de performance et de démonstration techniques sont la finalité.

Ces derniers, partisans de l’outil technologique, inscrivent toujours leur travail dans une course aux nouveautés et aux démonstrations techniques. Les artistes de la première ligne conceptuelle se sont, quant à eux, peu à peu ouverts à des pratiques autres que l’usage du seul outil informatique. Ils ont rejoint des pratiques plus traditionnelles et plus largement partagées (peinture, sculpture et installation) avec une approche qui témoigne de l’infiltration informatique du monde. Il n’y a pas chez eux de recherche de démonstrations techniques mais une interrogation sur les changements de mode de pensée et d’approche de la réalité à la suite de l’informatisation de tous les domaines d’activité de l’homme. Ce groupe fait aujourd’hui connexion avec un ensemble d’artistes dont l’activité portait initialement sur les questions relationnelles et sociales, sans afficher un média privilégié, et qui devaient eux-mêmes beaucoup à l’art conceptuel historique.



Les œuvres de ces artistes font appel à la peinture, à la sculpture comme elles agissent au sein même des réseaux, des ordinateurs ou se construisent en situation hybride, entre les logiciels et la réalité physique. Cette exposition tente ainsi un premier classement entre d’une part, des œuvres extérieures matériellement au monde informatique tout en établissant une référence aux technologies, d’autre part, des œuvres hybrides, utilisant en partie les technologies et en partie des médias plus traditionnels, et enfin des œuvres s’appuyant essentiellement sur les technologies. Cette première typologie pour intéressante et pratique qu’elle puisse être, ne doit pas cacher une seconde typologie plus complexe mais qui nous permet de mieux saisir la manière dont les technologies agissent sur la création. On peut ainsi distinguer l’usage de signes iconiques (Damien Aspe, Bruno Peinado) qui renvoie à la fois à leur caractère universel et à leur historicité, de l’utilisation de symboles d’identification (Cory Arcangel, Valéry Grancher, Miltos Manetas, Space Invader) qui jouent à la fois sur un processus de partage et sur le rapport mémoire/temps. Il convient également de faire l’analyse de la matérialité singulière de ces nouvelles technologies, entre la question du Low-tech (Cory Arcangel, Etienne Cliquet, Serge Comte, Wade Guyton, Olah Perhson) qui met en avant notre capacité à s’accaparer les technologies, de celle du simulacre (Angella Bulloch, Joe Bradley, Space Invader, Xavier Veilhan, Christian Vialard) qui joue sur le rapport ambigu à l’image/objet. Mais on ne saurait oublier un élément qui, bien qu’appartenant au domaine du langage, peut être considéré comme la matière première même du système technologique, au titre où une langue est la matière première même de sa littérature : ces langages informatiques à travers leurs programmes sont l’objet même d’un certain nombre d’œuvres (Andreas Angelidakis, Cory Arcangel, Damien Aspe, Claude Closky, Collectif 1.0.3, Harun Farocki) et s’offrent sous leur forme d’interface avec le public comme leur forme programmatique, avec à chaque fois leur capacité à modifier une des deux réalités, physique ou virtuel.



A l’heure où le réseau internet et l’informatique mondiale ne repose plus sur la puissance d’un processeur, mais sur sa capacité à simuler sa propre activité (Systèmes VMWARE de virtualisation), nous ne voulons pas aborder la technologie comme outil de production de nouvelles formes plastiques, mais comme nouveau moyen de définir et questionner la ‘figuralité’ du monde. Il n’est plus question de nos jours, d’objectiver un monde meilleur en inventant un futur radieux tel que la modernité du XXème siècle le faisait. Il s’agit de se saisir de ce monde informationnel qui a envahi notre réalité, de le pousser à se matérialiser pour mieux en définir les contours. Il s’agit pour les artistes d’habiter ce monde informationnel.

Cette exposition rassemble pour la première fois un échantillon représentatif d’artistes dont le travail interroge la double réalité du monde, réel et virtuel. Leurs œuvres ne font plus référence à la réalité matérielle du monde mais à une autre réalité dite virtuelle, marquée par une infiltration par le processus informatique, une simulation informatique ou plus simplement le signe informatique : la pixellisation, la modélisation, la simulation de logiciel ou l’utilisation de signes iconiques de notre univers informatique sont désormais des filtres pour penser le monde.

(Sur les photographies, la première, les œuvres Bruno Peinado et de Damien Aspe, la seconde, de gauche à droite, les œuvres de Pierre Huyghe, M/M, Bruno Peinado et Damien Aspe)

dimanche 24 mai 2009

"Opération Tonnerre"

Opération Tonnerre

Mains d’œuvres

1, rue Charles Garnier, Saint-Ouen

Du 18 avril au 17 mai 2009

 

Le scénario proposé est simple et laisse deviner des situations explosives comme des images des plus langoureuses: inviter un groupe de jeunes artistes à investir l’espace d’exposition de Mains d’œuvre en prenant comme point de départ les premières images d’Opération Tonnerre, le film de Terence Young de 1965. La distribution paraît elle aussi très impressionnante avec pas moins de 37 artistes.

 

Passer d’un scénario, voire d’un univers aussi représentatif du cinéma populaire et d’aventure à des pratiques artistiques contemporaines comportent des risques, autant d’en proposer une lecture à contresens, que de se limiter au spectaculaire de l’art. Mais il faut savoir prendre ces risques, ce qu’ont fait les artistes du groupe United Artists, commissaire de l’exposition.

 

L’idée de performance et la réalisation d’images spectaculaires, peuvent très bien se formuler en écho entre arts plastiques et cinéma, ne serait-ce que dans la contradiction entre les moyens démesurés d’un 7ème art, et l’anorexie des moyens de production des scènes contemporaines émergentes. Et contrairement à certaines affirmations populistes, la création contemporaine n’a pas peur de se frotter à ces formes populaires en prenant soin pour notre santé, d’établir une certaine distance. Malheureusement l’approche d’Opération Tonnerre s’arrête presque là ! Certes il y a de très belles pièces qui, à elles seules, valent sans aucun doute certaines scènes de films, mais l’ensemble est décevant par le manque d’articulation entre les œuvres, ou pour reprendre une métaphore cinématographique, par l’absence de scénario.

 

Je m’arrêterais donc avant tout sur les œuvres qui me paraissent faire réellement sens avec l’histoire proposée.

 

La pierre vibrante (Vibrations sympathiques, 2009) de Vincent Ganivet joue d’un registre pluriel qui offre justement une lecture à plusieurs niveaux, ressort même d’une théâtralisation. Se référençant à la fois à la banalité du ready-made sous la forme la plus informe, celle du gravât, à la fois à la sculpture dans sa version contre manufacturée, elle interagit, par une sensibilité mécanique aux fréquences basses, avec les studios de répétition des étages supérieurs. Placée dans ce contexte, elle ne se transforme toutefois pas en gag ou en une nouvelle arme de James Bond. Elle est, à la fois sculpture et trait d’esprit.

 

La question du laboratoire, décor indispensable des scènes de Bond, est posée par l’installation de Haroon Mirza (Truism On A G, 2007) que l’on découvre pour la première fois en France. Cette œuvre est une de celles qui répond le plus justement au projet par son installation d’objets hétéroclites en équilibre jouant avec l’eau et l’électricité et dont les réactions en chaine enclenche de manière aléatoire les premières notes de différentes pièces de Bach. C’est un travail complexe d’articulation de la notion d’objet et d’espace où la physique des matériaux joue un rôle prépondérant avec la dimension sonore.

 

Sans doute fallait-il ajouter une note de science-fiction ou ajouter un niveau alchimique au projet, ce que fait l’Octahèdrite, 2006, de Simon Boudevin. Cette brique moulée en un minerai de météorite nous projette dans les formes utopiques et fictionnelles auxquelles nous a habitué cet artistes, mais dans une proposition assez fondamentale puisque sous la forme la plus communément utilisée pour la construction. Cette transformation « exométriques » pour reprendre la terminologie de Simon Boudevin, c’est à dire qui ne conserve en aucune façon les proportions et formes initiales, illustre peut-être de la manière la plus claire le ressort du travail de son travail. Et la radicalité de cette œuvre, sa simplicité, presque l’évidence, de sa proposition, en font l’un des rares points forts.

 

En dehors de ces artistes et de quelques autres travaux jouant plus sur l’illustration du sujet que de son traitement, dont ceux de Fayçal Baghriche ( Actus Fidei, 2009, poster rassemblant des drapeaux en feu), de Jean Denant (Planisphère, 2009, grande planisphère créée en creux sur le mur en béton) et de Nicolas Milhé (Sans Titre (Projection Mercator), 2007, carte maritime représentant une mer sans côte et sans détail des fonds), les autres œuvres semblent être incongrues dans ce projet et pour certaines mêmes, plastiquement très faibles. Le scénario est sans doute absent, se limitant au seul titre, mais plus encore une sélection rigoureuse de bout en bout. Il était réconfortant de voir un centre d’art aussi actif dans des domaines pluridisciplinaires, proposer une réponse à La Force de l’Art. Il est dommage qu’elle n’est pas été plus consistante.

 

Je ne voudrais pas terminer sur une note trop négative, après avoir pris du plaisir à voir cette exposition. Aussi, en guise de conclusion, laissez moi vous proposer LA découverte. Je me suis arrêter sur les trois dessins de Frédéric Pradeau sans doute parce qu’ils proposent d’entrer dans un univers sur papier parfaitement maîtrisé, entre formes grossières, couleurs et compositions, mais aussi parce que c’est un pan méconnu de son travail. Je connaissais uniquement les installations techniques et en particulier celles qui permettent de produire du Cola ! (voir : http://ppgalerie.over-blog.com/article-16965340.html) et c’est un réel bonheur de découvrir ces dessins. On sent derrière eux, un travail régulier, comme une prise de note ou mieux un journal quotidien, une manière d’organiser sa pensée. Il serait sans doute formidable maintenant de les voir accrocher en vis à vis de certaines de ses installations.