mercredi 30 septembre 2009

Cellula





Une installation de Nathalie Brevet & Hughes Rochette

Au Collège des Bernardins
Jusqu’au 31 octobre 2009
http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/art/expositions.html

Intervenir dans un bâtiment du XIIIe siècle est une responsabilité pour un artiste. Le fait que ce bâtiment soit le navire amiral d’un projet culturel contemporain conduit par l’église catholique à Paris accroit certainement cette responsabilité, non pas tant au regard de l’église qu’en raison du décalage qui existe entre l’église catholique et la société contemporaine, sans même évoquer l’art contemporain. Il faut une finesse d’approche et une véritable ambition intellectuelle pour conduire un tel projet.

Le maître en matière d’in situ reste certainement Daniel Buren – et son « Plan contre-plan » de 1982, une référence pour ce type d’intervention, feintant toutefois d’ignorer la puissance institutionnelle de l’architecture (en l’occurrence celle de Mies Van der Rohe) pour sans doute concentrer notre attention sur le geste de superposition auquel il s’emploie(1). On peut en tirer une conclusion, qui est que la réussite d’une opération in situ dans une architecture historique tient à sa capacité à faire comprendre le bâtiment à partir du projet. De ce point de vue-là, l’exposition Cellula de Nathalie Brevet & Hughes Rochette est un franc succès. Mais c’est aussi par ce dialogue avec l’architecture, avec un environnement, et plus généralement un contexte, qu’une méthode se dévoile, qu’un processus artistique se donne au jour.

L’installation Cellula se limite à la sacristie du Collège des Bernardins. On y entre par une porte intérieure étroite ou par une porte extérieure ; dans les deux cas, le visiteur est contraint dans un espace obscur, où la circulation est limitée par une structure dense de tubes métalliques servant à des chantiers de construction. Un escalier métallique permet de passer de ce niveau obscur à un niveau supérieur clair. Ce plancher se laisse traverser par les piliers gothiques qui soutiennent les croisées d’ogive. Ce niveau artificiel, au dessus du niveau actuel de la rue, visible de l’extérieur, nous laisse imaginer les niveaux d’occupations comme les usages successifs que le bâtiments a abrité depuis près de 700 années. Cette question de l’occupation des lieux et de ses différents usages est une considération importante inscrite dès l’entrée par le duo d’artistes avec un 18 couché à 90° : le numéro rappelle comme un tag de néon, l’occupation en caserne de pompiers pendant 150 ans et l’infini qui en est redessiné renvoie à la question de la cellule.

La cellule est plus précisément illustrée par une installation de néons au sol, reprenant un motif hexagonal qui se déploie de manière ouverte pour indiquer l’infini. On fera facilement le rapprochement entre la cellule moderne pensée comme le plus petit élément constituant le vivant et la cellule monacale. Pour ma part cette lecture n’apporte pas grand intérêt. La question est ailleurs, dans l’architecture elle-même, dans l’architecture gothique. On connaît l’influence de cette architecture sur l’ingénierie du métal au XIXe siècle et sur l’architecture contemporaine. On sait combien la modularité même de l’architecture gothique qui se subdivise en autant d’éléments articulant, offre la possibilité d’une pensée qui se développe jusqu’au fini de son dessein, comme une cellule. Il est intéressant alors de relire un chef d’œuvre de l’histoire de l’art, une œuvre épistémologique donnant tout son sens à cette discipline, « Architecture gothique et pensée scolastique »(2) de Erwin Panofsky.



Je ne propose pas une lecture de l’installation de Nathalie Brevet & Hughes Rochette par le tamis scolastique ou gothique, mais je souhaite simplement préciser que leur intervention met en relief ce que Erwin Panofsky a su souligner en son temps, c’est à dire combien la pensée de l’époque se retrouvait en jeu dans l’architecture gothique et combien celle-ci en reflétait ses principes. Si l’auteur ne parle à aucun moment, à proprement parler, de cellule, il explique le principe de l’unité répétée(3), de l’articulation d’éléments présentant des homologies(4). La démonstration de l’auteur est ailleurs, dans une véritable méthodologie iconologique, ou pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu dans le texte qu’il consacra à cet ouvrage, « une épistémologie de la science de l’objet culturelle »(5). Mais il me paraît important de souligner le parallèle entre l’articulation des éléments structurant l’architecture gothique (comme ceux qui structurent le discours scolastique) et la notion moderne de cellule et de son développement non pas infini, mais à dessein, c’est à dire jusqu’à la forme à laquelle elle est destinée (la destinée est d’usage et formelle pour l’architecture, biologique pour la cellule). Dans l’installation de nos deux artistes, la notion de cellule, si elle est formellement très bien traitée et entre en résonance avec l’architecture, reste suspendue à une interrogation du sens.

Pour préciser ma pensée, il faut revenir aux travaux antérieurs de ces deux artistes. Leurs installations relèvent d’une contextualisation urbaine où les signes urbains contemporains, de l’éclairage aux graffiti tiennent une place prépondérante. On peut même affirmer que la lumière, et plus précisément la lumière néon, et le graffiti, au sens de signes comme de phrases laissés sur les murs, photographiées ou projetées, sont deux récurrences essentielles de leur travail. Mais ici, ces néons et ces signes ne viennent pas de l’espace urbain mais plus précisément d’une lecture du lieu, ils sont ajoutés au lieu à partir de l’analyse. Cette situation crée peut-être ce flottement, flottement volontaire dû aussi en partie au mouvement d’éclairage. En effet, si le visiteur bouge, les cellules s’éteignent, si il reste immobile, elles s’allument. D’un effet anecdotique a priori, cette alternance devient significative de l’élément central traité dans ce projet : le visiteur et son mouvement pris dans les strates et autres fosses créées par le temps et les urbanistes rénovateurs. Il est remarquable de voir la simplicité et l’efficacité de l’intervention de Brevet & Rochette et alors intéressant de la confronter à la complexité (le mot est faible) de la rénovation du site. Loin d’isoler cet in situ de leur préoccupation initiale, ils le recentrent en réalité sur ce qui fait sens dans l’urbain, je veux dire l’homme. C’est peut-être ici que se concrétise le mieux se rapprochement et cette différence entre les deux époques, à travers la dimension humaine, celle d’un référent urbain en mouvement, d’une lecture objective de l’étant, pensée par les deux artistes, et celle d’une unité du monde fini de la religion chrétienne, d’une lecture anagogique d’un monde destiné.



On peut se rappeler leur précédente intervention dans une ancienne église à Chelles, en 2005. Elle consistait en un éclairage au néon indirect, une circulation sur caillebotis et une inondation du sol créant un gigantesque miroir qui reflétait la structure simple des murs et de la charpente ancienne du bâtiment. Aux Bernardins, si les artistes se sont attaqués à la relation à la structure même du XIIIe siècle et à son histoire, à notre rapport à l’histoire, leur intervention prend indirectement le sens d’une interrogation sur la rénovation du bâtiment et de ses alentours et de son incohérence : lourdeur des installations contemporaines qui transforme la grande triple nef en un hall de gare avec relais journaux et guichets, choix contestables des matériaux du parvis etc. Loin d’une rénovation prétentieuse, Brevet & Rochette analysent les codes du lieu, ouvrent le bâtiment aux possibles, interrogent son histoire et nous confrontent à une pensée matérialisée. Nous pouvons certainement saluer la prise de risque de la programmation des Bernardins qui, en choisissant Nathalie Brevet & Hughes Rochette, a décidé de faire un écart au regard d’une sélection plus « inspirée » par le silence ou des formes traditionnelles, pour ne pas dire éculées. Ce choix est d’autant plus heureux qu’on sent bien, en visitant le site, un véritable décalage entre la proposition de nos deux artistes et les positions publiques d’une église qui regarde à nouveau en arrière. Sans aucun cynisme, les deux artistes ont opté, dans le cadre d’une méthode qui passe par l’analyse des modes de fonctionnement du lieu et un rendu matériel inscrit dans le contexte, pour une complexification des niveaux, mêlant niveau d’origine et niveau d’exposition, une restitution de l’architecture d’origine (retrait des luminaires contemporains très présents) et un jeu autour de cette notion d’unité répétée. Ce qui ressort d’un tel dialogue est le caractère temporaire, en chantier, en mouvement, de la pensée. Une résonance lointaine aux débats des universaux des XIIIe et XIVe siècles dont Paris était le centre, qui posaient la question de la nature du monde et le problème de la connaissance. Toutes choses qui restent contemporaines.

Pour conclure, et je l’avoue, par spéculation, j’ai souhaité pousser encore plus loin la réflexion sur le sens même d’une telle architecture de chantier. Revenons à l’élément même de la structure de chantier, à cette structure qui restructure l’architecture, qui nous offre une possibilité toute fictive d’un nouvel usage de cette enveloppe de pierre comme elle a dû en connaître par le passé, et nous place à certains niveaux d’occupation antérieurs généralement pas visible dans la logique contemporaine de l’évidement. Par delà la question du niveau, question toute archéologique, celle de l’obscurité et de la lumière, toute philosophique, se pose à mon sens une question a priori plus triviale, la question du mode d’occupation de cette espace pris dans son volume initial. Cette architecture temporaire et mobile dans l’architecture pérenne, épousant les formes gothiques, lui répondant en quelque sorte, n’est pas sans évoquer les multiples édicules que l’on retrouve chez les primitifs italiens et en particulier chez Giotto. Ces éléments mobiliers qui servent tout à la fois à s’asseoir, étudier, ranger les ouvrages etc. Certains pourront trouver le parallèle audacieux, voire totalement hors de propos. Pourtant, sur le plan de l’architecture, le parallèle est intéressant. Et l’on pense évidemment en ces lieux, à Saint Jérôme dans son cabinet ou à la Vision de Saint Augustin avec autour d’eux, dans ce qu’il convient d’appeler des cabinets, les livres essentiels et les objets à méditer. Ces édicules résonnent de cette pensée du cloisonnement si chère à la pensée artistique des XIIIe et XIVe siècles, non pas un cloisonnement de séparation mais bien plutôt de mise en parallèle ou plus précisément de concomitance des évènements. Et c’est là où la trivialité rejoint la philosophie. Il n’y est pas seulement question de l’espace mais aussi du temps. Du temps archéologique et donc de notre possibilité à habiter l’espace réellement de manière nomade, de vivre le temps présent avec nos matériaux et notre faculté à nous glisser dans ce qui existe – pensons à une architecture nomade et à une architecture organique qui coexisteraient avec l’existant, une architecture en mouvement. Du temps comme inscription dans le présent et non dans un effacement hommage au passé ! Toute cette difficulté de l’église catholique à s’inscrire dans le présent semble se figer ici dans la pierre, dans le culte d’un passé réécrit. Et il faut ces deux artistes et leur chantier pour réveiller un lieu qui fut sans doute en son temps un des hauts lieux de la pensée occidentale.

Jean-Marc Avrilla, août-septembre 2009

1 Daniel Buren in « Daniel Buren Mot à Mot », p.A43, éditions Centre Pompidou, Xavier Barral et De La Martinière, 2002, Paris
2 Erwin Panofsky, « Architecture Gothique et Pensée Scolastique », traduction de Pierre Bourdieu, éditions Les Editions de Minuits, 1986.
3 Erwin Panofsky, Loc. cit., P.104.
4 Erwin Panofsky, Loc. cit. P.100.
5Pierre Bourdieu, in Postface, Loc. cit., P.141.

Pour les photographies crédit Franck Thibault

mardi 22 septembre 2009

Marie Cool & Fabio Balducci

Du 15 septembre au 10 octobre 2009
Galerie Serge Le Borgne

www.sergeleborgne.com

Il est des moments rares où l’essence des choses se dévoile, où tout devient clair et limpide. La simplicité d’un geste, d’un mouvement lié à son intensité donne à l’installation « Sans titre » datée de 2003 de ce duo franco-italien une résonnance particulière dans cette période d’interrogation sur le sens de nos sociétés. Si l’on repense à certaines pointures des années 1970 (Franz Erhard Walther, Niele Toroni, Stanley Brouwn : je cite ici les références du très excellent texte de Pierre Bal-Blanc pour l’exposition), l’on sent bien dans cette installation performance une actualité. Je ne parle pas seulement des noms que Pierre Bal-Blanc convoque dans son texte (Santiago Sierra, Prinz Gholam, Vigier & Apertet, François Laroche-Valière) mais d’une actualité qui est celle de donner du sens à notre monde - il ne s’agit pas de le retrouver comme si nous l’avions perdu, mais bien de construire un être ensemble au delà de l’homme. Le travail de Marie Cool & Fabio Balducci est celui du lien de l’homme à la matière, de l’homme à ses objets, sans doute de l’homme à son environnement au sens large. La force de l’œuvre qu’ils nous proposent est, comme l’ensemble de leur travail, de nous obliger à repositionner notre regard, de nous réapprendre à regarder. Vous me direz que tous les artistes ont cette même volonté ! Certes, mais la singularité de ce duo est d’engager le corps entier, celui d’un des deux artistes, d’engager l’absence du second, d’engager celui du spectateur face à la répétition du même geste, de penser le regard non comme un acte biologique évident, mais comme une construction sociale structurée par « le caractère fini des choses » (1) . Cette œuvre nous libère – ou peut nous y aider – du carcan social imposé à notre environnement, à notre corps. Regarder avec un corps neuf le monde dans sa vérité nue. Nul n’est besoin d’ajouter qu’en fin d’après-midi, dans la lumière dorée des verrières de la galerie, cette œuvre prend tout son sens.

(1) Pierre Bal-Blanc, « La révolte de la matière et l’insurrection des formes », dossier de presse de l’exposition.