Sean Snyder
Exposition à la galerie Chantal Crousel du 18 avril au 23 mai 2009
La galerie Chantal Crousel a présenté du 18 avril au 23 mai dernier une exposition consacrée au travail de Sean Snyder. Cette exposition fait suite à la rétrospective de cet artiste américain né en 1972, présentée ce printemps à l’Institute of Contemporary Arts de Londres. Deux ensembles sont montrés simultanément et interrogent le lien ambigu à l’art conceptuel.
Le premier ensemble est une installation d’un nombre important de photographies, dans la salle principale. Cette installation développe le projet présenté ce printemps au Royaume-Uni et intitulé Index. Des photographies de petits formats, sont posées sur des tables blanches. Toutes représentent des détails de matériel, en noir & blanc pour la plupart, certaines photographies sont en couleur. Le cadrage ne permet pas de déterminer avec précision l’origine du détail. Il peut être un motif répété, comme une pixellisation capturée à l’écran et multipliée, il peut sembler être un élément de circuit électronique, un morceau de disque compact, de grille métallique d’un appareil électronique ou de bandes magnétiques. Aucune de ces images ne donne clairement à voir l’empreinte dont elles sont le support ; le visiteur est face à des abstractions dont il doit deviner le sens.
Aux murs de cette salle, des formats plus grands, encadrés, encore plus abstraits, proposent des bandes horizontales. Chaque bande répète sur sa longueur de manière irrégulière un motif sombre et coupé en biais à ses extrémités. Par contraste, ce motif de rayures donne à chacune de ces photographies une dynamique structurante. Contraste entre les horizontales et les diagonales, jeu du noir et du blanc. Si ces images donnent l’illusion du collage, nous sommes bien face à des photographies.
Index est un projet sur les archives personnelles de Sean Snyder. Toutes ces photographies se rapportent aux supports physiques de leur stockage ainsi qu’aux problèmes de transfert de données d’un support vers un autre, et en premier lieu la numérisation. L’objectif de ce projet est, idéalement, de faire tenir toutes ses archives dans une clé USB. Chacune des données a ainsi été transférée sur un support en ligne, en site propre pour les données en format jpeg ou pdf, ou sur youtube pour les vidéos, après quoi leur existence physique a été détruite. Sean Snyder souhaite ainsi rendre la totalité de ses archives publique.
Cet artiste a une grande pratique de l’usage des archives et de la photographie pour déconstruire les discours officiels et médiatiques. Il s’est fait connaître il y a à peine dix ans par des installations photographiques évolutives autour de l’espace urbain révélateur de structures économiques et politiques, à l’exemple d’un ensemble de travaux d’archives et de documentaires autour des bases militaires américaines installées en Allemagne, en Bulgarie ou au Japon, et intitulé Temporary Occupation, 2003-2004. Il s’est ensuite attaché à démonter les récits officiels, que ce soit ceux du journal télévisé (Analepsis, 2003-2004), des films de propagande (Two Oblique Representations of a Given Place (Pyongyang), 2001-2004) ou de la rhétorique politique de guerre (Rhetoric Shift (Donald H. Rumsfeld), 2004).
Avec le projet Index, il s’attaque sinon à la constitution même de son discours, au moins à ses sources. Ces données posent trois questions : la première est de savoir ce que l’on fait de l’accumulation d’informations ; La seconde pose le problème de l’utilisation de ces informations dans l’écriture du discours de l’artiste ; et la troisième interroge le mode de circulation de cette information par les canaux de plus en plus rapide du réseau internet. Il propose ainsi d’interroger l’utilisation des nouveaux médias jusqu’à déconstruire son propre discours en ouvrant ses sources (elles seront accessibles via un site internet) et en offrant au visiteur les erreurs de transfert de numérisation comme les photographies de l’ensemble du matériel.
L’accrochage joue évidemment un rôle déterminant en soulignant les familles de ces photographies. Loin d’y voir un jeu ou même un système d’énigmes, on est face à des séries typologiques des matériaux et des erreurs de numérisation. L’utilisation du noir et blanc et la parcimonie de la documentation révèle clairement un attachement au modèle de l’art conceptuel, en tous cas, dans sa forme et sa structure a priori. Il paraît cependant difficile de mesurer le degré d’investissement du médium par l’artiste. Le visiteur est face au « ça a été » 1de Roland Barthes, c’est à dire à l’enregistrement de l’objet disparu. Et l’examen de ces ensembles laisse clairement transparaître un souci de constitution d’informations visuelles visant à se substituer à la matérialité des archives. Mais là où il s’éloigne du sémiologue, c’est que cette indexation est double : il y a photographie des objets perdus mais aussi numérisation des données dans un autre espace. On est face à une dualité de l’œuvre difficilement conciliable.
On retrouve toute la difficulté, voire la complexité, à comprendre l’usage de la photographie chez les artistes conceptuels historiques :
« Les liens souvent approximatifs, confus ou conflictuels entretenus par ces artistes avec la photographie sont au cœur de cet inextricable nœud de contradictions. En passant de la documentation à sa remise en question, de l’information à sa transformation, de l’exogène à l’endogène, les artistes conceptuels ont œuvré aussi bien « dans qu’en dehors des limitations structurelles de la capacité documentaire » du médium photographique. »2
Toute l’ambigüité chez Sean Snyder, tient à la disjonction des données numérisées et stockées dans un espace et des photographies dont le référent n’est plus lisible. En éclatant ses archives, leur contenu et le mode de transfert dans des espaces différents, sans tenir compte des média, il souligne la complexité de la nature de l’information mais encore plus de la circulation de celle-ci. Il situe son propre travail dans un espace et une temporalité spécifique que John Roberts avait déjà décelés pour les artistes conceptuels historiques :
« Indeed conceptual art’s turn to the extended presentation of non-painterly forms severely tested the idea that the visual was anything but spatial. The identification of art’s spectatorship with reading, the incorporation into the cognitive space of art the expanded time of serial photography, and as such the self-conscious expansion of the experience of art into interactivity-through-time, are evidence of a radical new temporality. »3
On sait depuis le sociologue Manuel Castells que la temporalité est constitutive de l’espace d’information au sens où cet espace est celui des flux.4 L’artiste travaille donc sur l’espace même d’information dont il décrypte la logique, en renvoyant sa matérialité à des formes purement documentaires. Que peut-on en conclure ? Que Sean Snyder pratique une analyse de sa propre pratique sur des bases conceptuelles, mais qu’en définitive, cette analyse se révèle être celle de son propre médium, l’espace d’information et le temps de l’information : la notion de temps prend tout son sens dans le cadre d’un projet évolutif et sur plusieurs espaces parallèles. Le fait de ne pas en rester à la numérisation, mais de proposer en complément une typologie photographique du contenant de ses archives, conforte l’idée d’échapper à l’autonomie moderniste du médium et de renforcer le lien avec une tradition conceptuelle non seulement dans la forme mais plus encore dans la structure de l’œuvre.
Une autre énigme se pose à nous avec le film projeté dans une salle adjacente. Cette vidéo est un montage à partir d’un film de Israel Goldstein, Noble Impulses of Soul, daté de 1965. Ce film soviétique présente une démonstration de l’éducation artistique en direction des masses. On voit de jeunes élèves, garçons et filles visiter une exposition d’art mexicain dans le musée de Parkhomivka en Ukraine. Une conservatrice présente l’exposition à ce parterre d’élèves mais aussi d’apparatchiks en costumes sombres. La suite est moins banale, car elle montre deux femmes transporter sur une charrette tirée par des chevaux, un ensemble de tableaux qu’elles iront ensuite accrocher sur un mur extérieur d’une datcha. Devant des agricultrices et des agriculteurs ces deux femmes donnent une conférence d’histoire de l’art à partir de ces copies de chefs d’œuvres. Le musée installé dans le petit village ukrainien de Parkhomivka, a la singularité d’avoir été fondé par l’instituteur du village, Afanasiy Luniov. Tout d’abord consacré à un projet éducatif autour de questions ethno-historiques locales, l’enseignant eu l’ambition à partir de 1962 de rassembler autour de ces objets des œuvres d’artistes modernes comme Malevitch, Mayakovsky, ou Picasso. Il organisa un tour de l’Union soviétique avec ses élèves pour ramener le maximum d’objets et faire la promotion de son musée. Le film a été remonté et les commentaires décalés.
Deux mondes paraissent s’opposer entre cette vidéo et la salle des photographies. Deux histoires aussi, celle d’un projet politique d’ouverture sur le monde, portée par une pédagogique de l’art et celle pas moins politique, mais plus individuelle de l’ouverture des archives de l’artiste. Si d’un côté le projet de musée de Parkhomivka rassemble des artefacts dans l’idée d’en faire un petit Hermitage, le projet Index tente une dématérialisation de l’information sur l’artiste, les photographies restant les seuls témoins physiques de ces données. Outre cet aspect matériel essentiel aujourd’hui, il déconstruit aussi le discours idéologique des médias. D’une part un film sur la démocratisation de la connaissance et l’éducation dans un régime autoritaire à l’ouverture limitée (pour la période post-stalinienne) à partir d’œuvres modernistes et sur un projet politique qui lui est idéologiquement lié, même si il convient d’y apporter des nuances ; d’autre part une production de photographies abstraites des contenants vidés de leur substance. Cette expositon met sur le même plan le documentaire remonté et l’ensemble des photographies.
Très curieusement, cet ensemble photographique fait aussi formellement écho à une histoire de la photographie peu montrée en France, pourtant très riche, mais liée à la tradition moderniste, celle de la photographie dite concrète. Sans remonter aux expérimentations spectaculaires de ce médium par Alexandre Rodtchenko et peut-être plus surement László Moholy-Nagy, on pourrait trouver de profonds rapprochements formels avec certains aspects du travail de Roger Umbert ou de René Mächler. Mais cette référence « cachée » à un mouvement concret qui a pris des formes très divers selon qu’il touchait à la poésie, à la peinture, à l’architecture ou à la photographie, pose question. Ce mouvement est sans doute un des derniers à revendiquer cette tradition moderniste en dessinant une histoire autour de la forme, évacuant toute considération sur le contenu :
« Thus whereas Modernism could only conceive of aesthetic transformation in terms of the internal modification of a restrictive set of formal contents (abstract painting), conceptual art questioned the very coherence and legitimacy of these contents. »5
Nous sommes face à un fait troublant, une ambigüité du travail. Car inscrivant ostensiblement son œuvre Index dans un contexte conceptuel, il donne à une partie de son indexation - les séries photographiques – une forme en lien avec les études photographiques de l’art concret, inscrite clairement dans une tradition moderniste de la « Gestalt ». Il n’est pourtant pas si surprenant de trouver une telle articulation paradoxale chez un artiste de cette génération, intéressé par les questions conceptuelles. On peut retrouver de telles ambigüité chez Simon Starling, où le processus a une importance considérable mais est masqué par la matérialité exceptionnelle de l’œuvre finale et du dispositif de présentation. Un autre artiste pour lequel les références conceptuelles sont aussi importantes conclut ainsi un essai logiquement intitulé « Dispersion » :
« The last hundred years of work indicate that it’s demonstrably impossible to destroy or dematerialize Art, which, like it or not, can only gradually expand, voraciously synthesizing every aspect of life. Meanwhile, we can take up the redemptive circulation of allegory through design, obsolete forms and historical moments, genre and the vernacular, the social memory woven into popular culture: a private, secular, and profane consumption of media. Production, after all, is the excretory phase in a process of appropriation. »6
Jean-Marc Avrilla
Juin 2009
1 R. Barthes, La Chambre Claire, note sur la photographie, Gallimard, 1980, Paris.
2 Erik Verhagen, « La photographie conceptuelle », Études photographiques, n°22, septembre 2008, mis en ligne le 09 septembre 2008.
3 The impossible Document : Photography and Conceptual Art in Britain, 1966-1976, édité par John Roberts Camerawork, 1997, Londres.
4 Manuel Castells, L’Ere de l’Information, Tome 1, La Société en Réseaux, Fayard, 1998, Paris.
5 The impossible Document : Photography and Conceptual Art in Britain, 1966-1976, édité par John Roberts, Camerawork, 1997, Londres.
6 Seth Price, Dispersion, in Ljubljana Biennial of Graphic Art, 2003, Ljubljana.
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