samedi 16 janvier 2010

Visite de l’atelier d’Eric Stephany









Le lien à l’architecture est au cœur du travail d’Eric Stephany. Tout d’abord par sa double formation et par sa double activité d’architecte et d’artiste ; ensuite parce que le corps, son corps d’artiste, est le repère central de son travail. Si ses sources sont l’art minimal, l’art conceptuel et l’architecture moderniste d’après guerre, il ne parle pas de citation, ni d’appropriation, mais d’extraction. Ainsi en 1999, il fait creuser sur un trottoir New Yorkais un trou correspondant à son corps, « Silence is sexy, isn’t it ? » comme un négatif de « Standing in a Box » de Robert Morris. Il s’attache à des éléments ou des parties d’œuvres historiques qui posent la question de l’archétype architectural. Il ne les duplique pas mais les investit par son histoire personnelle ou par une action subjective lui permettant d’inverser la proposition d’origine. Lui même parle volontiers de répliques au sens théâtral, c’est à dire de réponses personnelles à un certain nombre d’œuvres historiques – incluant donc a fortiori une part de fiction.

Ainsi reprend-il la question du seuil chez Bruce Nauman (Reprise de la pièce « Accoustic Pressure Piece », 1971) dans « I don’t know where I am going but I do know that I am walking », en passant d’un matériau phonétiquement isolant à la réverbération des plaques d’aluminium amplifiée par un système acoustique. Le corps intervient ici par les traces qu’il a laissées contre une des plaques, comme un corps à corps avec le matériau ; l’autre plaque, devenant miroir des empreintes de la première, crée un trouble qui accentue celui que le visiteur perçoit en tournant autour de ces plaques ou en passant entre elles, déclenchant alors un son amplifié. Ainsi que l’écrit Manuel Cirauqui : « Ce seuil matérialise le lieu du trouble de la représentation que nous nous faisons du présent. »(1)

Un deuxième exemple apparaît avec une reprise d’une œuvre de Dan Graham, « Alteration to the suburban House », 1978-1992. L’œuvre originale est une maquette d’un modèle pavillonnaire totalement transparent en façade, dont le fond est couvert d’un miroir reflétant l’environnement et en particulier les façades des deux autres modèles de pavillons lui faisant face. De ce morceau de banlieue, Eric Stephany ne retient que les murs du premier pavillon et remplace l’effet miroir par un doublement de la structure. Dans cette pièce « I would rather not go back to the old house », 2008, l’échelle ½ donne aux murs d’une hauteur de 160 cm l’aspect de cimaises sur lesquelles flotteraient les têtes ; l’objet qui en résulte reste une maquette sans toit aux parois de bois aggloméré. La transparence de la structure est toujours là, mais des murs blancs, le pavillon est passé au noir ; la partie miroir, le doublement de cette structure pavillonnaire est, elle, totalement brulée. La transparence s’est en quelque sorte opacifiée d’un côté, pour laisser place à une ruine noircie de l’autre. Là encore, l’inversion du modèle historique est en jeu, mais pour en révéler un échec.

Un troisième et dernier exemple est offert par un projet non encore réalisé, « Bring the Noise » partant de l’installation « Seedbed » de Vito Acconci où ce dernier se masturbait sous un plan incliné sur lequel marchaient les visiteurs. Chez Eric Stephany, le corps actif de l’artiste est remplacé par les restes de son atelier, offrant ainsi aux visiteurs les composants réifiés du geste « onaniste » de l’artiste dans son atelier. Là aussi l’architecture se transforme en un objet sculptural, la rampe qui se calait à l’origine sur l’espace se retrouve agrandie et isolée comme une sculpture délivrant par dessous la matière de son élaboration.

Dans ces trois cas, on note clairement l’inversion de la référence historique, comme un retournement de situation, dans une opération concomitante d’ajustement au corps de l’artiste, comme l’affirmation d’une impossibilité à désincarner l’art. Son choix référentiel se porte vers trois artistes qui ont toujours affirmé la place du corps de l’artiste et lui ont donné une place centrale comme véhicule de l’art. Mais chez Eric Stephany, la difficulté tient dans son rapport à l’original, dans cette notion d’extraction. Il lui donne le pouvoir d’incarnation de la fiction : comment dépasser la réplique si ce n’est en réincarnant ce corps véhicule : il laisse ses empreintes, il est l’échelle de la maquette, il est l’absence des restes de l’atelier.



Se pose alors la question de la fiction et de l’auteur, si chère à la période postmoderne. La citation, pour reprendre ce que l’artiste nomme extraction, est une manière de se cacher comme auteur tout en élaborant un procédé fictionnel de ré-écriture. Le corps, dans ses différentes références, empreintes, échelle et absence, crée la fiction par ce que l’on pourrait appeler un procédé indiciel. Le retournement ou l’inversion des références historiques jouent d’un effet miroir et procèdent aussi d’une volonté fictionnelle. Enfin, l’une des dernières caractéristiques de cette série de répliques ainsi que de nombre de ses œuvres, se singularise par les titres issus de la musique dite populaire (en opposition à savante) : Bruce Naumann est associé à Rufus Wainwright, Dan Graham à The Smiths et Vito Acconci à Public Ennemy. Pour lui, il s’agit « d’appuyer le caractère iconoclaste, irrévérencieux de la réplique ; une façon de mêler des catégories souvent opposées : sacré et profane, haute et basse culture, des catégories encore figées par l’esthétique postmoderne, et auxquelles nous ne pouvons plus nous référer. »(2) Ces titres sont une manière de mêler des références d’origines diverses et d’ajouter, par leur formule même, une forme de narration où il est facile d’associer le « I » au corps de l’artiste ; celui-ci se révélant dans l’anonymat d’une citation renversée.

Mais alors, lorsque je parle d’échec, de quel échec s’agit-il ? Sans doute clairement de l’échec du corps individuel à sortir du corps social, de l’échec de ce corps psychanalytique, du corps symbolique, du corps dans ses multiples dimensions, à s’affirmer au sein du corps social exprimé par la sculpture (l’empreinte), l’architecture (l’échelle) et le statut d’artiste (l’absence). J’y vois également, sans nécessairement parler d’échec, de la difficulté rencontrée dans la transmission d’œuvres où ce véhicule de l’art qu’est le corps, joue un rôle central : comment de telles œuvres arrivent-elles à être transmises et dans quelles conditions ? Car on voit très bien qu’avant même la disparition du corps de l’artiste, avec des œuvres qui ont aujourd’hui plus de trente ans, se profile une esthétique de la relique. Le corps est à mi-chemin entre le document d’information et la relique. Toute la question de telles œuvres impliquant le corps, est celle de leur réinterprétation (physique au sens anglais d’un reenacment) par une autre personne que leur auteur.

Eric Stephany est d’une génération héritière de cette question : que reste-t-il de ces formes après la disparition du corps de l’artiste, quel sens donné à ces documents retraçant ce véhicule physique de l’art qu’est le corps ? Mais c’est donc aussi, l’affirmation d’une généalogie, d’une source de pensée qui permet de poser aujourd’hui, à nouveau, cette question du corps, comme entité psychique et physique irréductible à la réification comptable et marchande du monde ; de poser une problématique de société où le corps trouve pleinement son rôle politique.

Au delà de ces figures tutélaires, sa relation à l’histoire – car cette relation d’héritage est bien une relation à l’histoire et à la mémoire de l’art contemporain - passe également par l’archivage, le prélèvement de l’existant, sous une forme d’accumulation de données variées. Celles–ci semblent contrebalancées par des découpages liés à l’architecture. Il a ainsi évidé un ouvrage entier sur le Corbusier pour ne laisser que des fantômes, « Cut Up #1, Le Corbusier ». Ce rapport à l’architecture moderniste et à celle qui le suit (sans être nécessairement postmoderne) va bien au delà d’un formalisme de bon ton. En réalité, il fait surgir de ces processus de travail et de la mise en espace, des relations structurelles où la question du genre, la question de la sexualité, la question des modes relationnels patriarcales, la question de l’investissement du corps d’une manière plus générale, est mise à jour, par une relecture emprunte des Cultural and Genders Studies, permettant d’envisager la modernité sous un angle non formaliste et non utilitariste, et d’une certaine manière de montrer les failles de cette utopie à embrasser la complexité de l’homme comme animal social. D’une autre manière, cette référence au Cultural and Genders Studies, n’est pas qu’un moyen de faire émerger l’identité et l’intime, mais aussi de réinscrire la question du corps après la disparition de l’artiste. (3)

Je citerai deux exemples : le « There is not better secret than the one hidden by transparency » dont la découpe en éventail reprend le plan de la Maison Farnsworth de Mies Van der Rohe et l’installation « The threat of the Next #2 (Claude Parent)» qui d’une certaine manière lui répond. Dans le premier cas, le plan en éventail sert à masquer une photographie suggestive de l’artiste publiée dans la revue Kaiserin, et dans le second cas, le placard avec en fond un collage sur la photographie de Claude Parent, bloque l’entrée du Pavillon Avicenne que ce dernier a construit à la Cité internationale à Paris.

La lecture de l’œuvre de l’architecte allemand est ici directement inspirée par la philosophe espagnole Beatriz Preciado qui renvoie la maison de verre à la problématique de la transparence moderne : le seul espace où Mme Fansworth pouvait se réfugier était l’îlot central, une forme de placard d’où jaillissait sa tête. C’est dans une action de défense de son intimité et de sa vie intime que Beatriz Preciado analyse la campagne menée par la commanditaire contre l’architecte, construisant en quelque sorte un mur médiatique derrière lequel cacher ses lourds secrets.

Le second placard n’est pas du même ordre, puisqu’il joue avec le sens même de cet extraordinaire bâtiment opaque qu’est la Fondation Avicenne. Le placard est ici un cadre gigantesque encadrant un petit collage de papier grand comme une feuille A4. Il bloque en diagonal, fonction oblique oblige peut-être, l’entrée du bâtiment, satellite ajouté mais dont l’architecte français n’est pas l’auteur. Mais Eric Stephany n’a pas le caractère à rendre hommage même si il apprécie particulièrement l’utopie de son aîné. Un autre sens fait jour, me semble-t-il, où les étagères Billy forment obstacle pour peut-être signifier encore une fois un échec. Elles font obstacle à l’entrée, et se présentent vides de dos. Elles sont comme l’échec patent de nos corps à entrer dans ce bâtiment, l’échec patent de cette modernité à intégrer le corps dans toutes ses dimensions, quand bien même, un architecte comme Claude Parent y a été singulièrement attentif. Elles sont aussi comme une bibliothèque en attente, ou vidée de son sens, celui du savoir, pour ne rester qu’un obstacle.

Dans ces deux exemples aussi, il s’agit de résistance à la société par le corps dans ses multiples dimensions. Il s’agit de son effacement ou plus exactement d’une tentative de couvrement d’un corps intime, au sens d’une révélation intime de la personnalité, par un système modulaire moderniste ou issu de la modernité. Le corps comme dernier obstacle à l’uniformisation qu’elle soit moderne ou contemporaine, comme obstacle absolu à la réification marchande du monde.



Il est intéressant de parler enfin de l’atelier de l’artiste. A l’occasion de mes visites, trois au total, il est apparu sous des formes très différentes en plus d’être l’appartement de l’artiste. Il a été bureau encombré d’étagères où étaient stockées œuvres, carnets, croquis, maquettes, échantillonnages divers ; il fut ensuite lieu d’exposition pour 117 artistes dans le cadre du projet « 1 69 A 2 » ; il redevint ensuite un bureau atelier où les dossiers de projets en cours étaient rangés au sol. Dossiers, documents, matériaux sont là dans ce bureau à la fois prêts à être classé comme dans n’importe quel bureau, à la fois matière même de ses projets, pouvant être intégrés aux œuvres, devenir même œuvre. Son bureau atelier lui-même, ce qui le constitue, le mobilier, les étagères, les cadres, les papiers sont des éléments constitutifs de ses installations/dispositifs.

Finalement Eric Stephany travaille comme un architecte, dans le sens où il expérimente ses œuvres dans l’espace de son atelier-bureau, comme l’architecte conçoit aujourd’hui dans l’espace numérique, pour ensuite en faire l’expérience dans l’espace réel, celui de l’exposition, comme celui de la ville, là même où le corps se confronte à la matière. Cet atelier bureau est le lieu de l’expérience intellectuelle, de la spéculation où il cherche à maintenir le corps dans cette histoire moderne et contemporaine pour en faire l’expérience réelle dans l’exposition comme dans la vie.



Notes :
1 : Extrait d’une note de Manuel Cirauqui sur le travail d’Eric Stephany communiquée par l’artiste.
2 : Echange d’e-mails avec l’artiste.
3 : Cette disparition, qui est aussi bien la mort que l’éloignement des restes des actions, pose la question de la « gestion » de ces reliques. Cette question a été admirablement bien traitée comme constat dans une exposition réalisée par Eric Mangion et Marie De Brugerolle à la Villa Arson en 2008, « Ne pas jouer avec des choses mortes », version négative d’un texte de Mike Kelley de 1993, qui fait référence au texte de Sigmund Freud Das Unheimliche, 1919, traduit en français par L’inquiétante étrangeté. On voit ici apparaître tout l’enjeu d’une combinaison des relations entre le corps, les objets qu’il est sensé animer, et l’intimité. Cela demanderait évidemment à être considérablement développé. L’exposition citée ne posait pas la question en ce sens, mais brossait l’hybridation de la performance « dissoute dans la création contemporaine » pour reprendre les termes d’Eric Mangion. C’est aussi la lecture que je fais de l’œuvre de Boris Achour qui porte le même titre « Jouer avec des choses mortes », 2003.

Photographies : droits réservés.

Pour plus d'informations sur l'artiste : http://eric-stephany.com/