jeudi 1 octobre 2009

Albert Oehlen et Olafur Eliasson sur un plateau






Depuis 2005 le projet Mekanism propose à des artistes d’intervenir sur le symbole du mouvement dans l’espace urbain, le skateboard. Très loin d’investir dans une culture du jeunisme et de l’image, son fondateur, Fred Maechler, entend cultiver un écart pour rassembler ses deux passions, le skate et l’art contemporain. A l’occasion du lancement du projet d’Olafur Eliasson et pour revenir sur le projet d’Albert Oehlen, alors même que s’ouvre son exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Fred Maechler répond à mes questions.

Q : Tu diriges le projet Mekanism tourné vers le skate et tu as entrepris depuis quelques années d’offrir une carte blanche à des artistes internationaux très prestigieux et en particulier des peintres comme Albert Oehlen, Peter Zimmermann ou Katharina Grosse. Comment passe-t-on de l’univers du skate très codifié à l’univers aussi codifié de la peinture contemporaine ?
Je ne me suis jamais vraiment posé cette question à savoir si une corrélation existe entre ces deux univers. Ce que je peux juste constater c’est qu’étant adolescent j’ai eu une attirance viscérale pour le skateboard, il fallait que j’en fasse, l’aspect souterrain du skateboard à l’époque et la difficulté de la pratique m’ont tout de suite conquis, et pour la peinture contemporaine, c’est à peu près la même chose, lorsque je l’ai découverte j’ai été happé. Il fallait que j’en sache le maximum et que je sois au plus près d’elle. Une phrase de Roland Barthes me revient lorsqu’il explique que « la peinture est une énigme offerte à la langue », que pour la saisir on ne doit pas parler « sur elle » mais « avec la peinture », ça pourrait correspondre à mon approche du skateboard et de la peinture, pour les comprendre et en parler, il faut être dedans.

Q : En quoi la planche de skate te paraît un bon support pour la peinture ? Est-ce une bonne manière de faire partager à un autre public, l’art contemporain ?
Je pense que la peinture la plus intéressante est celle où s’opère un mouvement, surtout par le biais de la contradiction. Plus une peinture renferme des éléments visuels et symboliques contradictoires plus elle crée un mouvement dans notre esprit, plus elle nous fait réfléchir. On retrouve bien sûr cette idée de déplacement dans la pratique du skateboard, de changement de rythmes incessant mais c’est surtout cette idée de forces contraires qui m’intéresse : on lutte constamment, soit contre l’attraction terrestre en l’air, soit contre la friction qui s’opère entre les roues et le sol.
Le fait de demander à des peintres d’intervenir sur une planche de skateboard permet, je pense, d’opérer des correspondances entre ces deux pratiques. Libre à chacun des initiés et non initiés de l’art contemporain de s’y intéresser.

Q : Etait-ce ou est-ce une manière pour toi d’envisager une collection d’art ?
J’ai toujours pris chaque projet l’un après l’autre, sans plan préconçu, avec comme seule motivation la curiosité et le plaisir de les réaliser. Je n’aurais jamais imaginé lorsque j’ai lancé ma première invitation en 2005 que ce projet allait m’amener aussi loin. C’est vrai que maintenant, vu que je garde une pièce de chaque projet, cela fait déjà une belle collection d’œuvres.

Q : Depuis une bonne dizaine d’années est apparu un mode d’expression issu du graffiti et du skate appelé « street art ». Il représente une forme nouvelle d’art proche du design et de la bd, où la notion de style tient une place essentielle, très loin de l’art contemporain. Que penses-tu de cette scène ?
Je m’y suis intéressé au début et puis je m’en suis vite éloigné, j’ai trouvé que la plupart de ces artistes n’avait pas de propos, que l’aspect décoratif leur suffisait. Je n’y ai pas trouvé les questions que soulèvent les peintres contemporains.

Q : Peux-tu nous dire comment ont réagi les artistes avec qui tu collabores, lorsque tu les as contacté pour la première fois ? Sachant qu’ils paraissent très loin, et pour une question de génération et, à moins que tu ne me contredises, par l’intérêt qu’il pouvait porter au skate ?
A chaque fois avec un énorme enthousiasme. Je pense justement que ce grand décalage entre leur monde et celui du skateboard et également leur âge et celui beaucoup plus jeune de la scène skate, ont été les moteurs de leur curiosité. Faire un projet aussi éloigné de leurs codes à un âge avancé de leur carrière est, à mon avis, ce qui les a tous intéressés.

Q : Tu proposes à chacun d’eux de traiter une série plus ou moins importante. Chacun aborde cette question au regard de sa propre pratique. Je pense en particulier à la différence entre Katharina Grosse, Peter Zimmermann et Albert Oehlen. Peux-tu justement évoquer comment ces artistes ont travaillé ?
J’essaie en effet de proposer à chaque artiste un projet avec un nombre de planches en phase avec sa pratique. Pour Katharina Grosse, je lui ai proposé 100 planches. Je pensais que sa technique de peinture au pistolet lui permettrait de traiter ce grand nombre rapidement et donc avec une assez grande spontanéité, et c’est exactement ce qui s’est passé, elle a peint les 100 en une journée. Le côté imprévisible et accidentel de sa peinture est je pense assez bien restitué dans son projet.
Pour Peter Zimmermann, vu que sa technique de peinture à la résine époxy est très longue, je lui ai proposé 50 planches et il lui a fallu plus de trois mois pour achever son projet. Ce qui est intéressant c’est qu’ici le côté imprévu est allé encore plus loin. Pour la première fois la résine a coulé sur les côtés des planches - vu que les bords sont incurvés - et s’est solidifiée, créant de petites stalactites de résine. Peter peint ses tableaux toujours à plat et la résine n’avait jusqu’alors jamais débordé de la toile.
En ce qui concerne Albert Oehlen, je lui ai proposé également 50 planches, sachant qu’il est très méticuleux dans ses peintures. Il a très vite décidé de peindre ce crâne avec un nez de cochon. Il a d’abord peint à l’aide d’un pochoir les contours du crâne puis à l’huile les détails, notamment les yeux et le nez. Je trouve que d’avoir choisi de peindre 50 fois cette image ajoute beaucoup à son absurdité et donne tout son sens au projet.

Q : Tu viens de lancer le dernier projet, une invitation à Olafur Eliasson. Ce choix marque-t-il un changement d’orientation après une série de peintres ?
Son travail et ses interrogations m’intéressent depuis longtemps, notamment la place qui y est donnée au spectateur. Il essaie sans cesse de nous faire reconsidérer le milieu dans lequel nous évoluons et j’y vois là une grande corrélation avec la pratique du skateboard : lorsque l’on monte sur une planche, notre perception de notre environnement est constamment modifiée, une sorte d’ajustement permanent s’opère avec ce qui nous entoure – les gens, les voitures, le relief urbain... Donc inviter Olafur Eliasson sur un skateboard était pour moi une sorte d’évidence. Ce qui est intéressant est que l’œuvre qu’il va réaliser pourrait être considérée comme une méta œuvre d’art: le fait qu’il travaille précisément sur un skateboard alors que cet objet pourrait représenter une métaphore de tout son travail, ce sera donc une œuvre qui ne parlera pas de son travail mais qui sera au cœur de celui ci

Q : Peux-tu nous dire comment le projet s’est mis en place avec un des artistes les plus demandés de la scène internationale ?
De manière très spontanée comme toujours, je dirais même avec une grande naïveté. Lorsque je contacte tous ces artistes, j’y vais au culot étant donné que je n’ai rien à perdre, au pire un refus. Le plus surprenant est que j’ai initialement contacté Olafur Eliasson en 2006, il m’a alors répondu qu’il était intéressé mais qu’il avait de nombreux projets (ses expos personnelles au MOMA et PS1, les chutes d’eau à New York…) dans lesquels il était déjà engagé et qu’il ne pouvait donc pas répondre à cette invitation. Alors que j’avais complètement oublié cette proposition, il est revenu vers moi l’été dernier en m’annonçant que tous ses projets étaient réalisés et qu’il était maintenant disponible et très motivé à répondre à mon invitation, si j’étais toujours intéressé…

Q : Envisages-tu des collaborations avec des artistes français ?
Je ne choisis jamais les artistes en fonction de leur nationalité mais en fonction de l’intérêt de leur travail pour moi. Si je découvre un artiste français dont le travail me surprend, je lancerai alors une invitation avec plaisir.

Q : tu fais beaucoup d’allers retours entre Paris et Berlin, quelles différences principales vois-tu entre la scène parisienne et la scène berlinoise ?
La sensation que j’ai à chaque fois que je suis à Berlin est que tout est possible, qu’il y a une énorme soif d’offre et de découverte. La ville est bien plus grande et les loyers y sont bas en comparaison de Paris, donc beaucoup d’artistes et de galeries s’y sont installés récemment, ce qui a été le premier déclencheur mais ce que je remarque surtout est que tous les acteurs artistiques de la ville veulent entretenir cette synergie et même la développer, la plupart du temps en prenant des risques. Il est révélateur de constater que non seulement les institutions et les milieux associatifs agissent en ce sens mais également les galeries très reconnues. Alors qu’elles pourraient se reposer sur le travail déjà fourni elles continuent de lancer des propositions audacieuses, comme la foire ABC qui a lieu en ce moment ou le Gallery Week-end en mai. Toutes ces énergies vont dans le même sens.
A Paris, à part de rares cas isolés, j’ai l’impression que les gens sont contents de ce qu’ils ont et ne cherchent pas à offrir ou découvrir davantage.

http://www.mekanismskateboards.com

Photographies, droits réservés, projet d'Albert Oehlen, "Pigskull", 2007, et projet d'Olafur Eliasson, détail de "Your mercury ocean", 2009 pour Mekanism .

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