Exposition Georges Tony Stoll à la Galerie de Noisy-le-Sec
Du 3 décembre 2011 au 11 février 2012
Commissariat : Jean-Marc Avrilla
À l'occasion de cette exposition La Galerie publie avec le magazine Kaleidoscope de décembre 2011/janvier 2012 un supplément consacré à Georges Tony Stoll accompagné de trois textes (en anglais) de Chris Wiley, Vincent Simon et Jean-Marc Avrilla. Voici en exclusivité mon texte dans son intégralité et en français.
Constellation, ou comment l’œuvre de Georges Tony Stoll fait unité
2.15 – Que les éléments de l’image soient entre eux dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles dans ce rapport.
Cette interdépendance des éléments de l’image, nommons-la sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de représentation.
L. Wittgenstein, Tractacus Logico-philosophicus.(1)
Le public a longtemps considéré le travail de Georges Tony Stoll comme celui d’un photographe de l’intime. Mais une autre œuvre se révèle depuis quelques années, où se croisent des peintures abstraites aux motifs récurrents, des tableaux de laine qui y puisent leur inspiration, des constructions dorées en bois dont l’échelle hésite entre grands objets et sculpture monumentale ; et l’écriture qui, à l’instar des vidéos, semble prolonger les scènes des photographies. A n’en pas douter, l’œuvre de Georges Tony Stoll est multiple, pluridisciplinaire. Nous pourrions imaginer qu’elle se scinde ainsi en des expériences séparées, comme autant de champs de recherche distincts.
Mais l’artiste travaille sur ces différents champs comme en un seul domaine. Il nomme d’ailleurs l’ensemble de ce « lieu » où il œuvre, « Territoire de l’abstraction », « Sous-sol des archives » ou même « Trou ». L’unité fait évidence pour lui. Et les critiques ou historiens de l’art qui se sont penchés sur son travail concluent également tous à l’unité, mais sans en révéler le mécanisme, sans montrer comment une œuvre agissant à partir de ces différents média, réussit ce tour de force d’être identifiable à chacune de ses représentations. Si nous en ressentons l’unité, nous ne comprenons toujours pas ce qui détermine la structure, c’est à dire les relations entre ces différentes composantes, pour en saisir la logique d’articulation.
Il faut préciser que nous avons connaissance d’éléments transversaux mais seulement comme indices et sans aucune certitude sur leur rôle structurel (2). Il existe tout d’abord une série d’éléments constituée de formes variées que nous retrouvons aussi bien dans les photographies que dans les peintures, comme dans les vidéos, les collages, les tableaux de laine mais aussi dans certains de ses écrits. Ces formes sont des surfaces ovoïdes, des cibles, des polyèdres plus ou moins réguliers, peints ou colorés. Elles constituent par leur répétition des formes/signes. Apparaît ensuite un second registre transversal constitué de la pratique d’une performance indirecte au sens où nous voyons mis en scène dans les photographies et les vidéos des personnages en relation avec d’autres personnages, avec des objets et avec l’espace, et dont la situation précise nous permet de considérer ces moments comme des événements.
Ces événements nous ouvrent à une notion dont l’artiste évoque l’importance : l’expérience. Le terme d’expérience prend chez Georges Tony Stoll au moins deux acceptions différentes. Il s’agit tout d’abord de l’expérience de la création tant pour la peinture comme un moment de projection sur la toile d’une « image » qu’il a en tête, que pour la photographie comme action même de mise en scène, ou la saisie d’un événement visuel extérieur, qui prend tout son sens dans le cadre photographique. Dans les deux cas la notion d’expérience est la conscience d’une situation singulière dans la relation des personnages ou des éléments naturels à leur contexte. De leur côté, les vidéos semblent être toutes entières construites autour de cette donnée de l’expérience. Et le texte est certainement le support le plus apte à transmettre cette expérience d’où surgissent des formes qui seront peintes ou des situations qui seront photographiées dans l’instant (3). Le second sens de l’expérience est celui que fait le public face aux œuvres. Il s’agit là aussi de prendre conscience de l’événement qui surgit dans la photographie comme dans la peinture. Cette signification attachée à un moment indépendant de l’artiste ne compte pas moins pour lui. Ses œuvres sont d’une certaine manière orientées pour ce moment délicat d’éblouissement (4) du spectateur. C’est à dire qu’est intimement liée à l’expérience la notion d’événement au sens où la première parachève ce dernier.
Mais l’articulation de ces deux notions paraît bien insuffisante pour expliquer à elle seule l’unité de l’œuvre. C’est pourquoi quelques comparaisons historiques semblent nécessaires pour tenter de comprendre le ressort interne. D’un côté, il est surprenant de découvrir la proximité de son travail photographique avec la photographie surréaliste en général et certaines productions en particulier (5). Ce lien ne s’appuie pas tant sur des questions formelles que sur un modèle de construction commun aux images, au traitement même des personnages ou des éléments naturels, comme au jeu entre le vrai et le faux, le réel et la fiction. Nous savons par l’artiste que dans sa période de formation il a découvert une partie de cette histoire surréaliste et qu’elle l’a marqué comme la découverte d’un nouveau continent. Le choix assumé d’un art de la désublimation (6) et cette insistance sur le banal, pour ne pas évoquer la notion de trivial, dont nous pourrions justement faire remonter l’origine à Dada et aux surréalistes, participent aussi de ce lien avec le groupe d’André Breton.
D’un autre côté, il semble moins évident de déterminer les sources de la peinture. Si les compositions à la craie grasse sur papier, comme les collages de papier noir découpé ou certaines toiles, font écho à certaines œuvres composées d’objets isolés de Philipp Guston, ou à certaines familles de formes de Shirley Jaffe, Georges Tony Stoll s’en éloigne par le dépouillement de ses compositions, par un choix différent de couleurs complémentaires et non de couleurs primaires, tout en maintenant une notion essentielle à ces deux artistes issus de l’expressionisme abstrait, celle de l’expérience du sujet. Mais plus proche sur cette question de l’expérience, jusqu’à la notion d’assemblage, est sans aucun doute la figure de Robert Rauschenberg (7), à laquelle il serait étrangement intéressant d’associer celle d’un Sol LeWitt obsessionnel « excédant la raison » (8).
Mais il ne s’agit pas de sources directes que l’on retrouve à la surface des toiles. Il semble bien que sa peinture fonctionne sur le même principe que ses photographies, c’est à dire comme saisie d’un événement se situant dans un espace cadré que l’expérience élargie à l’espace adjacent. Elle renvoie à un mode de fonctionnement que l’on rencontre chez Blinky Palermo par sa recherche d’équilibre entre d’un côté le sublime assumé d’une peinture « transcendante » (9) et d’un autre côté une inscription dans le contexte où l’œuvre atteint sa fonction matérialiste non décorative. Le rapprochement avec le travail de Palermo se situe dans le système spatial de relations dont la peinture est dépendante (10), dans une dialectique entre expérience intérieure de la peinture et expérience spatiale, qui inclue celle du spectateur.
Ne pourrait-on alors considérer l’articulation de la photographie et de la peinture comme la matérialisation même de cette dialectique dans un jeu de renvois dont la récurrence des formes/signes peints dans l’un et l’autre des media n’en serait que l’expression de surface ? Pourquoi ne pas imaginer alors la combinaison croisée des expériences, celle de la création et celle du regard, à la fois dans la photographie (l’expérience de l’événement et l’expérience de l’espace cadré) et dans la peinture (l’expérience de la création et l’expérience de la surface de la toile) ?
Nous savons combien la relation de la photographie à la peinture est complexe, mais aussi combien elle est fondatrice de la peinture moderne… Et Georges Tony Stoll n’affirme ni la disparition ni la renaissance de la peinture. Il interroge simplement sa nécessité aujourd’hui par un travail construit sur une dialectique photographie/peinture. Et cette dialectique ne propose pas une fusion des supports dans une perspective de dépassement des termes modernes d’autonomie ou d’autoréférence du médium. Elle semble au contraire laisser à chacun de ces média leur propre qualité. Car si ils ne sont pas créés dans le même temps, chacun apparaît nécessaire à l’autre. Mais alors, si le ressort de l’unité ne tient ni dans la récurrence des formes peintes, considérée comme insuffisante, ni dans la seule praticité d’une forme de performance, ni dans les sources iconographiques et historiques dont la diversité nous exclut d’y trouver le fondement unitaire, c’est bien que l’expérience, dans ses multiples sens, en est le pivot. Ceci induit que la dialectique photographie/peinture est le ressort de cette expérience qui, en tant qu’événement phénoménologique, se pose comme l’enjeu de sa pratique. Mais comment penser à partir de cet événement phénoménologique l’unité structurelle de l’œuvre ?
La solution pourrait être trouvée dans une série récente que nous n’avons pas encore évoquée, celle des constructions en bois. Cette série d’œuvres apparue depuis quelques années s’est d’abord présentée sous la forme de petites maquettes en bois doré, avant de prendre avec Constellation, en 2010, une dimension plus importante à échelle humaine. Ces œuvres nous apprennent une chose fondamentale : ce sont des assemblages d’éléments en bois dont les combinaisons peuvent être multiples. Ceci signifie que l’artiste met en lien des éléments autonomes et qu’il nous propose pour chacune de ces constructions une possibilité de relation entre ces éléments. Le titre de la première de ces œuvres n’est pas anodin puisqu’il révèle la notion de relation entre des étoiles sous la forme d’une figure. Notre hypothèse serait donc que chacun des média focalise la mise en scène d’un système relationnel entre les éléments qui constituent l’image de l’œuvre et que ce système est commun à l’ensemble des œuvres.
Cela signifie que la peinture est construite sur la relation entre les formes/signes qui sont en surface des fonds monochromes ; cela est également applicable aux dessins, aux craies grasses comme bien sûr aux collages. C’est ainsi que nous pourrions comprendre un dessin intitulé Cartographie sublime, 2007, non pas comme un répertoire des formes (11), mais comme un modèle de lecture de son travail. Et que la grille proposée sur ce dessin étant ouverte, toutes les combinaisons sont possibles. Nous retrouvons dans un dessin d’une série intitulée Stuttgart, 2004, une autre combinaison encore plus explicite de cette notion de constellation. Si nous nous penchons maintenant sur les photographies et les vidéos, et que nous appliquons ce système sans faire de discrimination entre les personnages humains, y compris leurs membres isolés, les objets quels qu’ils soient et les éléments naturels comme les éléments de l’architecture, nous constatons une mise en scène, ou plus exactement une construction donnée par le cadrage qui rend compte pour chacune des œuvres d’une possibilité d’assemblage.
Ce « système de construction » nous permet de répondre aux questions auxquelles nous sommes confrontés. En premier lieu, il détermine la structure globale de l’œuvre, quel que soient le médium et quel que soit la représentation en jeu. Il permet aussi de comprendre le passage des signes/formes d’un support à l’autre dans une pensée unitaire de l’œuvre. En second lieu, ce système précise ce que sont pour l’artiste l’événement et son expérience, comme la combinaison des relations à un temps T entre des entités préalablement définies d’une « géographie » personnelle. Cela permet de considérer chaque œuvre comme la cristallisation de ce temps T. Enfin, ce « système de construction » dessine le caractère de l’événement phénoménologique propre à l’œuvre de cet artiste comme l’enjeu principale de sa pratique où il n’est plus tant question d’intime que d’une abstraction inscrite dans la réalité comme l’est le langage.
Jean-Marc Avrilla
Notes
(1): Wittgenstein L. (1993). Tractacus Logico-philosophicus, Paris : Gallimard, P. 38
(2): Il faut, avec Claude Levi-Strauss, se méfier des éléments donnés en surface comme structurant. Le principe de la structure n’est pas nécessairement d’être visible puisque nous constatons après Franz Boas des modèles conscients et inconscients. C. Lévi-Strauss, 1958-1974, Anthropologie structurale, « La notion de structure en ethnologie », PP. 334-336. On retrouve une même préoccupation chez Arthur Danto lorsqu’il tente d’articuler « interprétation de surface » et « interprétation profonde ». A. Danto (1993). L’Assujettissement philosophique de l’art, Paris : Seuil, PP. 72-95.
(3): Une œuvre est particulièrement essentielle dans cette relation de l’écriture aux photographies, Pink Odyssée, 2004-2007. Eric de Chassey ne s’y est d’ailleurs pas trompé en la considérant comme centrale dans la compréhension des notions d’expérience et d’événement, mais aussi dans l’interrogation sur l’unité d’une œuvre polymorphe. E. de Chassey, « Éblouissements », in Georges Tony Stoll, Dessin Infini, 2007, Septembre Éditions, Paris. PP. 30-31.
(4): Eric de Chassey, 2007, P. 41.
(5): Si nous songeons tout d’abord à Man Ray ou à René Magritte, dont les photographies étaient bien plus que des esquisses de ses toiles, nous devons aussi nous arrêter aux photographies de Paul Nougé dont les mises en scènes trouvent un incroyable écho dans les photographies et dans les vidéos de Stoll. Nous retrouvons aussi d’incroyables liens entre les très rares photomontages de Antonin Artaud et Eli Lotar et certains collages de Stoll. Enfin, si nous songeons aux têtes de sacs plastiques ou de bonnets des personnages de Stoll, nous retrouvons des montages similaires dans l’ensemble de la production surréaliste. Q. Bajac, C. Chéroux, G. Le Gall, P-A. Michaud, M. Poivert (2009). La Subversion des images, Paris : Centre Pompidou.
(6): Nous renvoyons ici à l’analyse de Dominique Baqué sur la photographie de Georges Tony Stoll : D. Baqué, 2005, « S’Aventurer dans les territoires de l’abstraction » in Georges Tony Stoll, Éditions du Regard, Paris.
(7): L’œuvre de Robert Rauschenberg a été évoqué à de nombreuses reprises lors de nos entretiens avec l’artiste non seulement au regard de la structure des œuvres de l’artiste américain, mais aussi de la manière dont il pensait le « lieu » de son travail.
(8): Nous pensons précisément à l’analyse de l’œuvre de Sol LeWitt proposée par Rosalind Krauss dans une riche comparaison avec Molloy de Samuel Beckett. R. Krauss, 1993, « LeWitt in Progress » in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, Paris. P. 342.
(9): Schwenk B. (1990). « Similes of the Enigmatic On the Painting of Blinky Palermo », in Palermo, Frankfurt-am-Main : Museum für Moderne Kunst, P. 50.
(10): Ibid. P. 42.
(11): Eric de Chassey, 2007. P. 37.
samedi 4 février 2012
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